PRINCIPES DE LA SCIENCE SOCIALE
PAR M. H.-C. CAREY (De Philadelphie)
TRADUITS EN FRANÇAIS PAR MM. SAINT-GERMAIN-LEDUC ET AUG. PLANCHE
1861
CHAPITRE VIII :
DE LA FORMATION DE LA SOCIÉTÉ.
§ 5. — Le développement des travaux de l'homme est le même que celui de la science ; la transition a lieu, de ce qui est abstrait à ce qui est plus concret. La guerre et le trafic sont les travaux les plus abstraits et, conséquemment, se développent en premier lieu. Les soldats et les trafiquants sont toujours des alliés réciproques.
Dans les sciences, ainsi que le lecteur l'a déjà vu, c'est la plus abstraite et la plus générale qui se développe la première, laissant celle qui est concrète et spéciale la suivre lentement à l'arrière ; et il en est de même des travaux de l'homme. Piller et massacrer nos semblables, chercher la gloire au prix de la destruction des villes et des bourgades, cela n'exige aucune connaissance scientifique ; tandis que l'agriculture est une occupation qui à chaque moment réclame les secours de la science. Il en est de même encore du trafic, qui n'exige qu'un faible emploi des facultés intellectuelles. Que la lettre remise par le facteur de la poste apporte avec elle la nouvelle de la paix ou de la guerre, d'une naissance ou d'un décès, cela n'a pour lui aucune importance. Il importe peu au négociant en cotons ou en sucres, que ses denrées croissent sur les collines ou dans les vallées, sur des arbres ou des arbustes. Le marchand d'esclaves ne se soucie en aucune façon de savoir si la chose qu'il achète est mâle ou femelle, si c'est un père ou un enfant ; tout ce qu'il a besoin de savoir se borne à ceci : pourra-t-il vendre cher ce qu'il a acheté bon marché ? Le trafic est au commerce, ce que les mathématiques sont à la science. Tous deux sont des instruments qu'on doit employer pour atteindre le but qu'on se propose.
Les mathématiques abstraites s'occupent simplement du nombre et de la forme, tandis que la chimie songe à la décomposition, et la physiologie à la recomposition des éléments des corps. Le trafic s'occupe des corps qu'il faut mettre en mouvement ou échanger, n'ayant aucun égard aux qualités par lesquelles un corps se distingue d'un autre, tandis que le commerce a pour but la décomposition et la recomposition des diverses forces de la société, résultant du pouvoir de s'associer et de l'exercice de l'habitude de l'association. Comme la guerre, le trafic, abstrait et général, se développe de bonne heure, tandis que l'agriculture et le commerce exigent, pour leur développement, un progrès considérable dans la population, la richesse et la puissance. Le sauvage des Montagnes Rocheuses ou des îles de la mer du Sud, est un trafiquant aussi sagace que l'individu qui aurait fait son apprentissage à New-York ou à Londres ; et le principal désir du serf russe est d'arriver à pouvoir trafiquer du travail produit par d'autres bras que les siens.
Dans les premiers âges de la société, le pillage et le meurtre furent déifiés sous les noms d'Odin et de Mars. Alexandre et César, Tamerlan et Nadir-Shah, Drake et Cavendish, Wallenstein et Napoléon ont été mis au rang des grands hommes, à cause du nombre de meurtres qu'ils ont commis et des villes et des villages qu'ils ont réduits en cendres. Les princes marchands de Venise et de Gènes furent considérés comme grands, à cause des fortunes immenses qu'ils réalisèrent en achetant et revendant des esclaves et d'autres marchandises ; ne faisant autre chose que se placer entre les individus qui produisaient et ceux qui consommaient, et augmentant ainsi, dans une proportion considérable, la valeur des denrées qui passaient entre leurs mains, aux dépens de ceux qui se trouvaient forcés de contribuer au développement de leurs fortunes exorbitantes. Dans cet état de la société, les seules qualités qui commandent le respect parmi les hommes sont uniquement la force brutale et la ruse, l'une représentée à juste titre par Ajax, tandis que l'autre se personnifie dans le sage Ulysse. La morale de la guerre et celle du trafic sont les mêmes. Le guerrier se réjouit de tromper son antagoniste, toute action étant légitime lorsqu'il s'agit de guerre ; tandis que de son côté le trafiquant obtient la considération de ses amis, grâce à une immense fortune acquise peut-être en fournissant aux malheureuses peuplades de nègres des fusils qui ont fait explosion à la première tentative pour les faire partir, ou des étoffes qui se sont déchirées, dès la première fois qu'on a voulu les laver. Dans les deux cas, on voit la fin sanctifier les moyens ; le seul critérium de la justice se trouvant dans le succès, ou la non-réussite. La prééminence des soldats et des trafiquants, doit donc être regardée comme la preuve d'un état de barbarie.
Le but du général en chef étant d'empêcher l'existence de tout mouvement de la société qui ne se centralise pas en lui-même, il accapare le monopole de la terre et anéantit, parmi les hommes qu'il emploie comme ses instruments, le pouvoir de s'associer volontairement. Le soldat, obéissant au commandement qu'il reçoit, est tellement éloigné de se regarder comme responsable vis-à-vis de Dieu ou de l'homme, de sa façon d'observer les droits de l'individualité ou de la propriété, qu'il se glorifie de la proportion de ses vols et du nombre de ses meurtres. L'homme des Montagnes Rocheuses se pare des crânes de ses ennemis massacrés, tandis que le meurtrier plus civilisé se contente d'ajouter un ruban à la décoration de son habit ; mais tous deux sont également des sauvages. Le trafiquant, de même que le soldat, cherchant à arrêter tout mouvement qui ne se centralise pas en lui-même, — emploie aussi des machines irresponsables. Le matelot compte parmi les êtres humains le plus en butte à des traitements brutaux ; il est contraint, ainsi que le soldat, d'exécuter des ordres, sous peine de voir son dos sillonné par les cicatrices du fouet. Les machines humaines qu'emploie la guerre et le trafic sont les seules, à l'exception de l'esclave nègre, qui soient fouettées aujourd'hui.
Le soldat désire que le travail soit à bon marché, afin qu'on puisse obtenir facilement des recrues. Le grand propriétaire terrien désire qu'il soit à bon marché, afin de pouvoir s'approprier une proportion considérable du produit de sa terre ; et le trafiquant le désire également, afin de pouvoir dicter les conditions auxquelles il achètera, aussi bien que celles auxquelles il vendra.
Le but que tous ces individus se proposent étant ainsi identique, à savoir d'obtenir le pouvoir sur leurs semblables, il n'y a pas lieu d'être surpris, que nous voyions si invariablement le trafiquant et le soldat se prêter et recevoir réciproquement assistance l'un de l'autre. Les banquiers de Rome étaient aussi prêts à fournir des secours matériels à César, à Pompée et à Auguste, que le sont aujourd'hui ceux de Londres, de Paris, d'Amsterdam et de Vienne, à accorder ces mêmes secours aux empereurs de France, d'Autriche et de Russie ; et ces banquiers étaient aussi indifférents que ceux de nos jours, au but que ces secours matériels étaient destinés à faire atteindre. La guerre et le trafic marchent ainsi de conserve, ainsi qu'on le voit dans les annales du monde ; la seule différence entre les guerres entreprises pour faire des conquêtes, et celles qui ont pour but de maintenir des monopoles, c'est que la violence des secondes est bien plus grande que celle des premières. Le conquérant, cherchant à se créer une puissance politique, est guidé, quelquefois, par le désir d'améliorer la condition de ses semblables. Mais le trafiquant, dans la poursuite de son pouvoir, n'est animé d'aucune autre idée que de celle d'acheter sur le meilleur marché, et de vendre sur le marché le plus cher possible, abaissant le prix des marchandises dans le premier cas, dût-il même faire mourir de faim les producteurs, et les élevant dans le second, dût-il faire mourir de faim les consommateurs. Tous deux profitent de toute mesure qui tend à diminuer le pouvoir de s'associer volontairement, et, par conséquent, à faire décliner le commerce. Le soldat empêche la réunion d'assemblées parmi ses sujets. Le propriétaire d'esclaves interdit aux individus qu'il possède de se réunir entre eux, excepté aux heures et dans les lieux qu'il approuve. Le capitaine de navire se réjouit, lorsque des Anglais se séparent de la mère-patrie et se transportent par millions au Canada et en Australie, parce que cela fait hausser le fret ; et le trafiquant se réjouit à son tour, par ce motif que plus les hommes sont largement disséminés, plus ils ont besoin des services d'un intermédiaire, et plus celui-ci devient riche et puissant à leurs dépens.