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24 février 2007 6 24 /02 /février /2007 00:07

Tiré du texte De l'origine des choses prises à sa racine, un extrait de la pensée optimiste du grand Leibniz.


(...) Ainsi nous trouvons la raison dernière de la réalité, tant des essences que des existences, dans un être unique qui est nécessairement et sans conteste plus grand que le monde, supérieur et antérieur au monde, puisque c'est à lui que non seulement les existences renfermées dans ce monde, mais encore les possibles doivent leur réalité. Cette raison ne peut être cherchée que dans une seule source, à cause de la liaison de toutes ces choses entre elles. Il est manifeste que les choses existantes,jaillissent continuellement de cette source, qu'elles ont été et sont produites par elle, car on ne voit pas pourquoi un état du monde s'en écoulerait plutôt q'un autre, l'état d'aujourd'hui plutôt que celui d'hier. On voit clairement aussi, comment Dieu agit, non pas seulement physiquement, mais encore librement, qu'en lui n'est pas seulement la cause efficiente, mais aussi la fin des choses, et qu'il ne manifeste pas seulement sa grandeur ou puissance dans la machine de 1'univers déjà construite, mais aussi sa bonté ou sagesse dans le plan de la construction. Et afin qu'on ne puisse croire que je confonde ici la perfection morale ou bonté avec la perfection métaphysique ou grandeur, pour qu'on ne puisse, tout en admettant celle-ci, nier celle-là, il faut prendre garde à cette conséquence de ce qui a été dit, à savoir que le monde n'est pas seulement le plus parfait physiquement ou bien, si 1'on préfère, métaphysiquement, parce qu'il contient la série des choses qui présente le maximum de réalité en acte, mais qu'il est encore le plus parfait possible moralement, parce que la  perfection morale est en effet, pour les esprits eux-mêmes, une perfection physique. D'où il suit que le monde est non seulement une machine très admirable, mais encore qu'il est, en tant que composé d'esprits, la meilleure des républiques,celle qui leur dispense le plus de bonheur ou de joie possible, la perfection physique des esprits consistant en cette félicité.
Mais, dira-t-on, c'est le contraire que nous constatons dans le monde; c'est pour les meilleurs, bien souvent, que les choses vont le plus mal,ce ne sont pas seulement des bêtes innocentes, mais encore des hommes innocents qui sont accablés de maux, tués parfois même avec une extrême cruauté, si bien que le monde, surtout si l'on considère le gouvernement du genre humain, ressemble plutôt à un chaos confus qu'à 1'oeuvre bien ordonnée d'une sagesse suprême. Que telle soit la première apparence, je l'accorde. Mais dès qu'on examine les choses de plus près, 1'opinion contraire s'impose. Il est à priori certain, par les arguments mêmes qui ont été exposés, que toutes choses et à plus forte raison les esprits recoivent la plus grande perfection possible.

Il est en effet injuste, comme disent les juristes, de juger avant d'avoir examiné la loi tout entière. Nous ne connaissons qu'une partie infime de l'éternité qui se prolonge dans l'immensité; car les quelques milliers d'années dont l'histoire nous a conservé la mémoire sont très peu de chose. Et cependant c'est d'après cette expérience minime que nous jugeons témérairement de l'immensité et de l'éternité semblables à des hommes qui, nés et élevés dans une prison ou, si l'on veut, dans les salines souterraines des Sarmates, croiraient qu'il n'y a pas dans le monde d'autre lumière que la méchante lampe, à peine suffisante pour diriger leur pas.
Regardons un très beau tableau, et couvrons-le ensuite de manière à n'en apercevoir qu'une minuscule partie: que verrons-nous dans celle-ci, même en l'examinant de très près et surtout même quand nous nous en approchons de plus en plus, sinon un certain amas confus de couleurs, fait sans choix et sans art ? Et cependant, en écartant le voile et en regardant le tableau tout entier de la distance convenable, on comprendra que ce qui avait l'air d'une tache faite au hasard sur la toile, est l'effet de l'art consommé du peintre. Ce qui arrive à l'œil dans la peinture, arrive également à l'oreille dans la musique. Les plus grands compositeurs entremêlent très souvent les accords de dissonances, pour exciter et pour inquiéter l'auditeur qui, anxieux du dénouement, éprouve d'autant plus de joie, lorsque tout rentre dans l'ordre. C'est au point que nous retirons du plaisir de certains dangers insignifiants ou de certaines épreuves pénibles, parce qu'ils nous font prendre conscience ou nous permettent de tirer orgueil de notre puissance et de notre fe1icité, Pareillement encore lorsque nous regardons des saltimbanques danser au milieu de poignards ou faire des sauts périlleux, nous prenons plaisir à notre frisson de peur même. Et nous jouons souvent avec les enfants, en faisant semblant pour rire, de les lancer en les lâchant à demi. Ainsi fit une guenon qui saisit Christian roi de Danemark, alors encore enfant ,enveloppé de ses langes, le porta au haut du toit et, au milieu de l'anxiété générale, le rapporta comme en riant ,sain et sauf, dans son bureau. Pour la même raison,on se lasse de se nourrir toujours de mets doux; il faut les alterner avec des choses aigres, acides et mêmes amères qui excitent le goût. Qui n'a pas goûté des choses amères, ne mérite pas les douceurs et même ne les appréciera pas. C'est la loi même du plaisir, qu'il ne se maintient pas au même degré, car il engendre la satiété, il nous engourdit au lieu de nous réjouir.

Ce que nous avons dit, que le désordre dans une partie peut se concilier avec l'harmonie du tout, ne doit pas être entendu en ce sens, qu'il ne serait tenu aucun compte des parties, comme s'il suffisait que le monde, considéré dans son ensemble fût parfait, alors que le genre humain pourrait être misérable, ou comme s'il n'y avait, dans l'univers, aucun souci de la justice ou de notre propre sort, ainsi que le pensent quelques-uns qui ne jugent pas assez sainement de l'ensemble des choses. Car il faut savoir que, de même que dans une république bien organisée on a soin que chacun ait autant de bonheur que possible, de même l'univers ne serait pas assez parfait si l'intérêt de chacun n'était pris en considération, autant du moins que l'harmonie universelle le permet. Il n'y a pas, à cet égard, de meilleure mesure que la loi même de la justice, ordonnant que chacun ait sa part de la perfection de l'univers, que sa félicité soit proportionnelle à sa vertu et à son zèle pour le bien commun, zèle auquel se ramène ce que nous appelons charité ou amour de Dieu. En cela seul consiste aussi,selon le jugement de savants théologiens, la force et la puissance de la religion chrétienne. On ne doit pas non plus s'étonner que, dans l'univers, les esprits soient l'objet d'une telle sollicitude, puisqu'ils reflètent le plus fidèlement l'image du suprême Auteur et que leur relation à celui-ci n'est pas tant celle de la machine au constructeur (ce qui est vrai de toutes les créatures), que celle du citoyen à son prince. Ajoutez que les esprits dureront autant que l'univers même, qu'ils expriment et concentrent en quelque manière le tout en eux-mêmes, si bien qu'on pourrait dire qu'ils sont des parties totales.

En ce qui concerne particulièrement les afflictions des gens de bien, on peut tenir pour certain qu'elles tourneront à leur avantage. Ce n'est pas vrai seulement du point de vue théologique, mais encore du point de vue physique, de même que le grain jeté dans la terre souffre avant de porter des fruits. Et l'on peut dire en général que les afflictions sont, pour un temps, des maux, mais que leur résultat est un bien, puisqu'elles sont des voies abrégées vers la plus grande perfection. Tout comme, dans les choses physiques, les liquides qui fermentent lentement s'améliorent aussi plus lentement, tandis que ceux dont l'imagination est plus violente, rejettent certains éléments au dehors avec plus de force, et se clarifient ainsi plus rapidement. On pourrait dire à propos de ces maux qu'on recule pour mieux sauter. Ce que je viens de dire n'est pas seulement agréable et réconfortant, c'est la vérité même. Et j'estime en général, que dans l'univers il n'y a rien de plus vrai que le bonheur, ni rien de plus agréable et de plus doux que la vérité.

Pour que la beauté et la perfection universelles des œuvres de Dieu atteignent leur plus haut degré, tout l'univers, il faut le reconnaître, progresse perpétuellement et avec une liberté entière, de sorte qu'il s'avance toujours vers une civilisation supérieure. De même, de nos jours, une grande partie de notre terre est cultivée, et cette partie deviendra de plus en plus étendue. Et bien qu'on ne puisse nier que de temps en temps certaines parties redeviennent sauvages et sont détruites ou ravagées, cela doit être entendu comme nous venons d'interpréter les afflictions des hommes, à savoir, que la destruction et le ravage mêmes favorisent la conquête future d'un plus grand bien, de façon que nous profitions en quelque manière du préjudice.

Objectera-t-on, qu'à ce compte, il y a longtemps que le monde devrait être un paradis ? La réponse est facile. Bien que beaucoup de substances aient déjà atteint une grande perfection, la divisibilité du continu à l'infini fait que toujours demeurent dans l'insondable profondeur des choses des éléments qui sommeillent, qu'il faut encore réveiller, développer, améliorer et, si je puis dire, promouvoir à un degré supérieur de culture. C'est pourquoi le progrès ne sera jamais achevé.
 
(...) Et cependant, en écartant le voile et en regardant le tableau tout entier de la distance convenable, on comprendra que ce qui avait l'air d'une tache faite au hasard sur la toile, est l'effet de l'art consommé du peintre (...)
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