Voici un extrait fameux (en ancien français) de la Lettre de Gargantua à son fils Pantagruel. Ce programme d'étude est fortement influencé par les humanistes de l'époque, défenseurs d'un savoir universel (Erasme, De Vinci, Pic de La Mirandole...). Cette belle lettre témoigne du gigantesque appétit de savoir qui se répand au XVIème siècle. Il sagit d'une véritable révolution culturelle, une renaissance, qui associe la connaissance et la foi. La lettre de Gargantua est une pure déclaration d'humanisme, portée par la charité (l'Agapè, ou amour de Dieu et de tous les hommes) et aussi par l'enthousiasme de la connaissance.
"(...)Tu es à Paris, tu as ton precepteur Epistemon, dont l'ung par vives & vocales instructions, l'aultre par louables exemples te peult endoctriner. Ientends & veulx que tu aprenes les langues parfaictement. Premierement la Grecque comme le veult Quintilian. Secondement la latine. Et puis l'Hebraicque pour les sainctes lettres, & la Chaldeicque & Arabicque pareillement: & que tu formes ton stille, quant à la Grecque, à l'imitation de Platon, quant à la Latine, à Ciceron. Qu'il n'y ait histoire que tu ne tiengne en memoire presente, à quoy te aydera la Cosmographie de ceulx qui en ont escript. Les ars liberaulx, Geometrie, Arismetique, & Musicque, Ie t'en donnay quelque goñt quand tu estoys encores petit en l'aage de cinq à six ans: poursuys le reste, & de Astronomie saches en tous les canons, laisse moy l'Astrologie divinatrice, et art de Lullius comme abuz et vanitez. Du droit Civil ie veulx que tu saches par cueur les beaulx textes, et me les confere avecques la philosophie.
Et quant à la congnoissance des faictz de nature, je veulx que tu te y adonne curieusement : qu'il n'y ait mer, ryvière, ny fontaine, dont tu ne congnoisse les poissons; tous les oyseaulx de l'air, tous les arbres, arbustes et fructices des forestz, toutes les herbes de la terre, tous les métaulx cachez au ventre des abysmes, les pierreries de tout Orient et Midy, riens ne te soit incongneu.
Puis songneusement revisite les livres des médecins, Grecz, Arabes, et Latins, sans contemner les Thalmudistes et Cabalistes : et, par fréquentes anatomyes, acquiers toy parfaicte congnoissance de l'aultre monde, qui est l'homme. Et, par quelques heures du jour, commence à visiter les sainctes lettres : premièrement, en Grec, le Nouveau Testament et Epistres des Apostres, et puis, en Hébrieu, le Vieulx Testament. Somme, que je voye ung abysme de science. Car, doresenavant que tu deviens homme et te fais grand, il te fauldra issir de ceste tranquillité et repos d'estude : et apprendre la chevalerie et les armes, pour défendre ma maison, et noz amys secourir en tous leurs affaires, contre les assaulx des malfaisans. Et veulx que, de brief, tu essaye combien tu as proffité : ce que tu ne pourras mieulx faire, que tenant conclusions en tout sçavoir, publicquement, envers tous et contre tous, et hantant les gens lettrez, qui sont tant à Paris comme ailleurs.
Mais par ce que, selon le sage Salomon, Sapience n'entre point en âme malivole, et science sans conscience n'est que ruyne de l'âme, il te convient servir, aymer, et craindre Dieu, et en luy mettre toutes tes pensées, et tout ton espoir, et, par foy formée de charité, estre à luy adjoinct, en sorte que jamais n'en soys désemparé par péché. Ayez suspectz les abus du monde, et ne metz point ton cueur à vanité : car ceste vie est transitoire; mais la parolle de Dieu demeure éternellement. Soys serviable à tous tes prochains, et les ayme comme toy-mesme. Révère tes précepteurs; fuis les compaignies des gens esquelz tu ne veulx point ressembler. Et les grâces que Dieu te a données, icelles ne reçoipz point en vain. Et, quand tu congnoistras que auras tout le sçavoir de par delà acquis, retourne-t'en vers moy, affin que je te voye et donne ma bénédiction devant que mourir.
Mon filz, la paix et grâce de Nostre Seigneur soit avecques toy. Amen.
De Utopie, ce dix septiesme jour du moys de mars,
Ton père, GARGANTUA
Ces lettres receues et veues, Pantagruel print nouveau courage, et fut enflambé à proffiter plus que jamais, en sorte que, le voyant estudier et proffiter, eussiez dit que tel estoit son esprit entre les livres, comme est le feu parmy les brandes, tant il l'avoit infatigable et strident."
Rabelais, Pantagruel, Chapitre VIII (1532)