Alexandre Pouchkine, Le cavalier d'airain (1833)
Voici le début d'un magnifique poème écrit par le grand Pouchkine. Il y aborde de très beaux thèmes: l'affrontement entre l'ordre et le chaos, la créativité humaine, l'histoire de l'art, le progrès et les grandes mutations historiques, le pouvoir transformateur de l'homme.
Saint-Pétersbourg a été crée par Pierre Le Grand.
Prologue Peinture: Michel Bellion, St-Pétersbourg, la Néva
Debout face aux vagues désertes, l'esprit plein de hautes pensées, il fixait l'horizon. À ses pieds, largement, coulait le fleuve. Un pauvre esquif y faisait route, solitaire; le rivage bourbeux, moussu, était tacheté d'isbas noires, abri de Finnois misérables, et la forêt, inconnue des rayons d'un soleil que cachait la brume partout bruissait.
Et il pensait :
D'ici nous nous ferons redouter du Suédois, je veux qu'ici soit fondée la cité qui bravera notre orgueilleux voisin;
Nature ici nous enjoint de percer une fenêtre ouverte sur l'Europe en prenant pied fermement sur la mer. Ici, fendant des eaux pour eux nouvelles, tous les vaisseaux courront à notre appel et ici nous pourrons festoyer au grand large.
Cent années ont passé. La ville juvénile, merveilleux ornement des pays de Minuit, née des sombres forêts et des marais fangeux, se dresse, fière, fastueuse.
Où jadis le pêcheur finnois, triste bâtard de la nature, seul, face aux rives aplaties, mouillait dans des eaux innomées son vétuste filet, aujourd'hui sur des rives chargées de vie, se pressent, gracieux, puissants les palais et les tours; les navires accourus de partout en foule, abordent aux quais opulents; la Néva s'est vêtue de granit et des ponts surplombent ses eaux et ses îles se sont couvertes de parcs à la sombre verdure et l'ancienne Moscou a perdu son éclat devant la jeune capitale comme l'auguste douairière le cède à l'épouse du tsar.
Je t'aime, ville, oeuvre de Pierre, j'aime ta sévère harmonie, le cours majestueux du fleuve, le granit qui revêt ses rives, l'entrelacs des grilles de fonte, la claire pénombre sans lune de ces nuits porteuses de rêves où, sans allumer ma lampe, dans ma chambre je lis, j'écris, où je vois clairement les masses endormies des rues vides et, scintillant là-haut la flèche d'or sommant l'Amirauté; où, sans laisser l'ombre nocturne s'attarder sur les cieux dorés, un crépuscule chasse l'autre, laissant moins d'une heure à la nuit. J'aime de tes âpres hivers le grand gel dans l'air immobile et la course en traîneaux sur l'immense Néva et le rose éclatant au visage des filles et le bruit et l'éclat et la rumeur des bals et, régal des soupers de garçons, la mousse écumant dans les coupes et le punch aux flammèches bleues. J'aime l'animation guerrière des parades au Champ de Mars, l'uniforme magnificence des fantassins, des cavaliers se mouvant en houle ordonnée, les haillons des drapeaux vainqueurs et l'éclat des shakos de cuivre percés de balles au combat.
J'aime entendre, ô ville martiale, les salves de ta forteresse, quand la souveraine du Nord fait don d'un fils à la maison régnante ou que les armes russes fêtent sur l'ennemi quelque nouveau triomphe ou que, crevant sa glace bleue, la Néva la pousse à la mer et jubile aux souffles d'avril.
Jouis de ta beauté, cité de Pierre, et reste inébranlable, ainsi que la Russie!
Qu'avec toi se réconcilie l'élément jadis terrassé.
Que la mer de Finlande oublie l'ancienne hostilité de ses vagues domptées, que jamais plus elle ne vienne troubler par des sursauts de vaine rage le repos éternel de Pierre.
Or il advint des jours terribles dont le souvenir reste vif...
C'est pour vous, mes amis, que je veux les conter.
Triste en sera l'histoire, que voici (...)