23 septembre 2006
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Peut-être un début de réponse à la fameuse question "qu'est-ce que l'art?", soulevée dans l'article sur la Dame de Brassempouy. A lire aussi cet article sur l'art et la beauté (ici).
Percy Bysshe Shelley (1792-1822), grand poète anglais, a écrit Défense de la poésie en 1821 (il avait 29 ans) pour répondre à une polémique sur le rôle de l'art. L'art est-il utile? Est-il nécessaire au bon fonctionnement de la société? A quoi sert l'art?
Dans cet essai, Shelley fait souvent référence à certains poètes ou textes qu'il considère comme majeurs et incontournables: le livre de Job, Homère, Platon, Eschyle, les évangiles du nouveau testament, Boccace, Dante, Milton, Shakespeare...
A lire aussi ce poème de Shelley (ici).
Voici donc quelques extraits de ce magnifique essai de 45 pages, disponible aux éditions La Délirante.
Défense de la poésie, extraits
(...)Dans la jeunesse du monde, les hommes dansent et chantent, et imitent les objets naturels, en observant dans ces actions, comme dans toutes les autres, un certain rythme ou ordre(...)Dans l'enfance de la société, tout auteur est nécessairement poète, parce que le langage est lui-même poésie; et être poète, c'est percevoir le vrai et le beau, en un mot, le bien qui existe dans la relation établie, premièrement entre existence et perception, et deuxièmement, entre perception et expression. Toute langue primitive près de sa source est en elle-même le chaos d'un poème cyclique(...)
Mais les poètes, ou ceux qui imaginent et expriment cet ordre indestructible, ne sont pas seulement les auteurs de la langue et de la musique, de la danse et de l'architecture, de la statuaire et de la peinture: ils sont aussi les créateurs des lois et les fondateurs de la société civile, les inventeurs des arts de la vie et les maîtres qui rapprochent quelque peu du beau et du bien cette appréhension partielle des lois du monde invisible qu'on appelle religion(...)Car non seulement le poète voit intensément le présent tel qu'il est, et découvre les lois selon lesquelles les choses présentes devraient être ordonnées, mais il voit également l'avenir dans le présent, et ses pensées sont les germes de la fleur et du fruit des temps derniers(...)
Un poème est l'image même de la vie exprimée dans sa vérité éternelle(..)Le temps, qui détruit la beauté et l'utilité de l'histoire des faits particuliers, dépouillés de la poésie qui devrait les habiter, accroît celles de la poésie, et ne cesse de développer de nouvelles et merveilleuses applications de la vérité éternelle qu'elle contient(...)Une histoire des faits particuliers est comme un miroir qui obscurcit et déforme ce qui devrait être beau; la poésie est un miroir qui embellit ce qui est déformé(...)
La poésie éveille et élargit l'esprit lui-même en en faisant le siège de mille combinaisons nouvelles de pensées. La poésie soulève le voile de la beauté cachée du monde, et fait que les objets familiers semblent n'être plus familiers; elle recrée tout ce qu'elle représente, et les personnifications vêtues de sa lumière élyséenne s'impriment à tout jamais dans l'esprit de ceux qui les ont une fois contemplées, comme des images de cet aimable et chaleureux contentement qui s'étend à toutes les pensées, et à toutes les actions avec lesquelles il coexiste. Le grand secret de la morale est l'amour, cette saillie hors de nous-même, et notre identification à la beauté d'une pensée, d'une action, ou d'une personne qui n'est pas nous. Pour être vraiment bon, un homme doit imaginer avec force et étendue; il doit se mettre à la place d'un autre, et de bien d'autres; les peines et les plaisirs de ses semblables doivent devenir les siens. Le grand instrument du bien moral est l'imagination; et la poésie concourt à l'effet en agissant sur la cause. La poésie élargit le cercle de l'imagination et la nourrit de pensées, fertiles en joies nouvelles, qui ont le pouvoir d'attirer et d'assimiler dans leur essence propre toutes les autres pensées, et constituent de nouveaux intervalles ou interstices, dont le vide appellera toujours de nouvelles nourritures(...)
Toute haute poésie est infinie; elle est comme le premier gland qui contenait en puissance tous les chênes. Voile après voile pourraient être levés, sans jamais mettre à nu la beauté plus secrète de ce qu'elle veut dire. Un grand poème est une fontaine débordant à jamais de sagesse et d'enchantement(...)
Nous avons plus de sagesse morale, politique et historique, que nous ne savons en mettre en pratique; de connaissances scientifiques et économiques, que nous ne pouvons en appliquer à la juste distribution du produit qu'elles multiplient. La poésie, dans ces systèmes de pensée, est masquée par l'accumulation des faits et des calculs. Nous n'ignorons rien de ce qui est le plus sage et meilleur en fait de morale, de gouvernement et d'économie politique, ou, tout au moins, de ce qui est plus sage et meilleur que ce que les hommes pratiquent et endurent aujourd'hui. Mais nous laissons "je n'ose pas suivre je voudrais bien, comme le pauvre chat de l'adage." Il nous manque la faculté créatrice pour imaginer ce que nous savons; il nous manque l'élan de générosité pour réaliser ce que nous imaginons; il nous manque la poésie de la vie: nos calculs ont dépassé la conception; nous avons mangé plus que nous ne pouvons digérer(...)
La fonction poétique est double: d'une part, elle crée de nouveaux matériaux de connaissance, d'énergie et de plaisir; de l'autre, elle fait naître dans l'esprit un désir de les reproduire et de les agencer selon un certain rythme et un certain ordre, que l'on peut appeler le beau et le bien. La culture de la poésie n'est jamais plus désirable qu'aux époques pendant lesquelles, par suite d'excès d'égoïsme et de calcul, l'accumulation des matériaux de la vie extérieure dépasse le pouvoir que nous avons de les assimiler aux lois intérieures de la nature humaine. Ainsi le corps devient-il trop pesant pour l'esprit qui l'anime.
La poésie est en effet une chose divine. Elle est tout à la fois le centre et la circonférence du savoir; elle englobe toute science, et toute science doit se reporter à elle. Elle est en même temps la racine et la fleur de tout autre système de pensée; elle est la source de toute chose, et ce qui embellit tout; et si elle est flétrie, elle ne donne plus ni semence ni fruit, et refuse au monde stérile sa sève et les greffons successifs de l'arbre de vie. Elle est la forme et la fleur parfaites et accomplies de toute chose, elle est ce que l'odeur et la couleur de la rose sont à la texture des éléments qui la composent, ce que la forme et la splendeur de la beauté épanouie sont aux secrets de l'anatomie et de la corruption. Que seraient la vertu, l'amour, le patriotisme, l'amitié -que serait le spectacle de ce bel univers dans lequel nous vivons; que seraient nos consolations de ce côté de la tombe- et nos aspirations de l'autre, si la poésie ne s'élevait pour nous porter lumière et feu de ces régions éternelles où le calcul aux ailes de hibou n'ose jamais mener son vol?(...)
Les poètes peuvent également imprégner tout ce qu'ils composent des nuances fugitives de ce monde éthéré; un mot, un trait dans la représentation d'un paysage ou d'une passion, touchera la corde enchantée et ranimera, chez ceux qui ont déjà éprouvé ces émotions, l'image endormie, froide et ensevelie du passé. Ainsi la poésie rend immortel tout ce qu'il y a de meilleur et de plus beau dans le monde: elle retient les apparitions fugitives qui hantent les nuits sans lune de la vie, et, les voilant de langage ou de forme, les envoie à travers l'humanité, porter les douces nouvelles d'une joie semblable à ceux dont les pensées restent obscures, parce qu'elles ne trouvent pas les portes de l'expression pour s'échapper, des cavernes de l'esprit qu'elles habitent, dans l'univers des choses. La poésie sauve du déclin les visitations de la divinité dans l'homme.
La poésie transforme toute chose en beauté; elle exalte la beauté de ce qu'il y a de plus beau, et en ajoute à ce qu'il y a de plus déformé; elle marie l'allégresse et l'horreur, la douleur et le plaisir, l'éternité et le changement; elle tient unies, sous son joug aérien, toutes les choses inconciliables. Elle transmue tout ce qu'elle touche, et toute forme qui passe dans le rayonnement de sa présence devient, par merveilleuse sympathie, une incarnation de l'esprit qu'elle exhale: son alchimie secrète transforme en élixir les eaux empoisonnées qui coulent de la mort dans la vie; elle arrache du monde le voile de la familiarité, et découvre la beauté nue et endormie qui est l'esprit des formes(...)
Le plus infaillible héraut, compagnon, partisan de l'éveil d'un grand peuple à l'accomplissement d'un changement bénéfique dans l'opinion ou les institutions, c'est la poésie. A de telles époques s'accumule le pouvoir de donner et de recevoir des conceptions intenses et exaltées touchant l'homme et la nature(...)Il est impossible de lire les oeuvres des écrivains les plus célèbres d'aujourd'hui sans être saisi par la vie électrique qui crépite dans leurs mots. Ils mesurent la circonférence, et sondent la profondeur de la nature humaine de leur esprit compréhensif et pénétrant, et peut-être sont-ils eux-mêmes les plus sincèrement surpris par ses manifestations; car c'est moins leur esprit que l'esprit de leur siècle. Les poètes sont les hiérophantes d'une inspiration imprévue; les miroirs des ombres gigantesques que l'avenir projette sur le présent; les mots qui expriment ce qu'ils ne comprennent pas; les trompettes qui sonnent la bataille et ne sentent pas ce qu'elles inspirent; l'influence qui n'est pas mue mais qui meut. Les poètes sont les législateurs non reconnus du monde.