9 juillet 2006
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Encore un très bel article de Jean Jaurès sur l'éducation des enfants. Publié en 1888 dans la dépêche de Toulouse, il fait "Aux instituteurs et institutrices" une leçon restée longtemps célèbre et qu'on pourra certainement relire avec profit aujourd'hui. A lire aussi, ce texte.
Faire lire les écoliers
Vous tenez en vos mains l'intelligence et l'âme des enfants: vous êtes responsables de la patrie. Les enfants qui vous sont confiés n'auront pas seulement à écrire et à déchiffrer une lettre, à lire une enseigne au coin d'une rue, à faire une addition et une multiplication. Ils sont Français et ils doivent connaître la France, sa géographie et son histoire: son corps et son âme. Ils seront citoyens et ils doivent savoir ce qu'est une démocratie libre, quels droits leur confère, quels devoirs leur impose la souveraineté de la nation. Enfin, ils seront hommes et ils faut qu'ils aient une idée de l'homme, il faut qu'ils sachent quelle est la racine de toutes nos misères: l'égoïsme aux formes multiples; quel est le principe de notre grandeur: la fierté unie à la tendresse. Il faut qu'ils puissent se représenter à grands traits l'espèce humaine domptant peu à peu les brutalités de la nature et les brutalités de l'instinct, et qu'ils démêlent les éléments principaux de cette oeuvre extraordinaire qui s'appelle la civilisation. Il faut leur montrer la grandeur de la pensée; il faut leur enseigner le respect et le culte de l'âme en éveillant en eux le sentiment de l'infini qui est notre joie, et aussi notre force, car c'est par lui que nous triompherons du mal, de l'obscurité et de la mort (...) Seulement, pour cela, il faut que le maître lui-même soit tout pénétré de ce qu'il enseigne. Il ne faut pas qu'il récite le soir ce qu'il a appris le matin; il faut, par exemple, qu'il se soit fait en silence une idée claire du ciel, du mouvement des astres; il faut qu'il se soit émerveillé tout bas de l'esprit humain, qui, trompé par les yeux, a pris tout d'abord le ciel pour une voûte solide et basse, puis a deviné l'infini de l'espace et a suivi dans cet infini la route précise des planètes et des soleils; alors, et alors seulement, lorsque, par la lecture solitaire et la méditation, il sera tout plein d'une grande idée et tout éclairé intérieurement, il communiquera sans peine aux enfants, à la première occasion, la lumière et l'émotion de son esprit. Ah! Sans doute, avec la fatigue écrasante de l'école, il est malaisé de vous ressaisir; mais il suffit d'une demi-heure par jour pour maintenir la pensée à sa hauteur et pour ne pas verser dans l'ornière du métier. Vous serez plus que payés de votre peine, car vous sentirez la vie de l'intelligence s'éveiller autour d'eux.
Il ne faut pas croire que ce soit proportionner l'enseignement aux enfants que de le rapetisser. Les enfants ont une curiosité illimitée, et vous pouvez tout doucement les amener au bout du monde. Il y a un fait que les philosophes expliquent différemment suivant les systèmes, mais qui est indéniable: "Les enfants ont en eux des germes, des commencements d'idées." Voyez avec quelle facilité ils distinguent le bien du mal, touchant ainsi aux deux pôles du monde: leur âme recèle des trésors à fleur de terre: il suffit de gratter un peu pour les mettre à jour. Il ne faut pas donc craindre de parler avec sérieux, simplicité et grandeur.
Je dis donc aux maîtres, pour me résumer: lorsque d'une part vous aurez appris aux enfants à lire à fond, et lorsque d'autre part, en quelques causeries familières et graves, vous leur aurez parlé des grandes choses qui intéressent la pensée et la conscience humaine, vous aurez fait sans peine en quelques années oeuvre complète d'éducateurs. Dans chaque intelligence, il y aura un sommet, et, ce jour-là, bien des choses changeront.