De l'interprétation des Traités.
§.262 Qu’il est nécessaire d'établir des règles d'interprétation.
Si les idées des hommes étoient toûjours distinctes & parfaitement déterminées, s'ils n'avoient pour les énoncer que des termes propres, que des expressions également claires, précises, susceptibles d'un sens unique ; il n'y auroit jamais de difficulté à découvrir leur volonté dans les paroles par lesquelles ils ont voulu l'exprimer : il ne faudroit qu'entendre la langue. Mais l'Art de l'Interprétation ne seroit point encore pour cela un Art inutile. Dans les Concessions, les Conventions, les Traités, dans tous les Contrats, non plus que dans les Loix, il n’est pas possible de prévoir & de marquer tous les cas particuliers : On statuë, on ordonne, on convient sur certaines choses, en les énonçant dans leur généralité ; & quand toutes les expressions d'un Acte seroient parfaitement claires, nettes & précises, la droite interprétation consisteroit encore à faire, dans tous les cas particuliers qui se présentent, une juste application de ce qui a été arrêté d'une manière générale. Ce n’est pas tout : les Conjonctures varient, & produisent de nouvelles espèces de cas, qui ne peuvent être ramenés aux termes du Traité, ou de la Loi, que par des inductions tirées des vues générales des Contractans, ou du Législateur. Il se présente des contradictions, des incompatibilités, réelles ou apparentes, entre diverses dispositions ; il est question de les concilier, de marquer le parti qu'il faut prendre. Mais c'est bien pis, si l’on considére que la fraude cherche à mettre à profit même l'imperfection du langage ; que les hommes jettent à dessein de l'obscurité, de l'ambiguïté dans leurs Traités, pour se ménager un prétexte de les éluder dans l'occasion. Il est donc nécessaire d'établir des Règles, fondées sur la raison & autorisées par la Loi Naturelle, capables de répandre la lumière sur ce qui est obscur, de déterminer ce qui est incertain, & de frustrer l'attente d'un Contractant de mauvaise-foi. Commençons par celles qui vont particulièrement à ce dernier but, par ces maximes de justice & d'équité, destinées à réprimer la fraude, à prévenir l'effet de ses artifices.
§.263 1ère Maxime générale : Il n’est pas permis d'interpréter ce qui n'a pas besoin d'interprétation.
La prémière Maxime générale sur l'Interprétation est, qu'il n'est pas permis d'interpréter ce qui n'a pas besoin d’interprétation. Quand un Acte est conçû en termes clairs & précis, quand le sens en est manifeste & ne conduit à rien d'absurde ; on n'a aucune raison de se refuser au sens que cet Acte présente naturellement. Aller chercher ailleurs des conjectures, pour le restreindre, ou pour l'étendre, c’est vouloir l'éluder. Admettez une fois cette dangereuse méthode ; il n’est aucun Acte qu'elle ne rende inutile. Que la lumière brille dans toutes les dispositions de vôtre Acte, qu'il soit conçû dans les termes les plus précis & les plus clairs ; tout cela vous sera inutile, s'il est permis de chercher des raisons étrangères, pour soutenir qu'on ne peut le prendre dans le sens qu'il présente naturellement.
§.264 2ème Maxime générale : Si celui qui pouvoit & devoit s'expliquer, ne l'a pas fait ; c’est à son dam.
Les Chicaneurs, qui contestent le sens d'une disposition claire & précise, ont coûtume de chercher leurs vaines défaites dans l'intention, dans les vûës, qu'ils prêtent à l'Auteur de cette disposition. Il seroit très-souvent dangereux d'entrer avec eux dans la discussion de ces vues supposées, que l’Acte même n'indique point. Voici une Règle plus propre à les repousser, & qui coupe court à toute chicane : Si celui qui pouvoit & devoit s'expliquer nettement & pleinement, ne l'a pas fait ; tant pis pour lui : Il ne peut être reçû à apporter subséquemment des restrictions, qu'il n'a pas exprimées. C'est la Maxime du Droit Romain : Pactionem obscuram iis nocere, in quorum fuit potestate legem apartius conscribere (a) DIGEST. Lib. II. Tit. XIV. de Pactis, Leg. 39. & DIGEST. Lib XVIII. Tit. I. de contrabenda emptione, Leg. 21.). L'équité de cette règle saute aux yeux ; sa Nécessité n’est pas moins évidente. Nulle Convention assurée, nulle Concession ferme & solide, si l’on peut les rendre vaines par des limitations subséquentes, qui devoient être énoncées dans Acte, si elles étoient dans la volonté des Contractans.
§.265 3ème Maxime générale : Ni l'un ni l'autre des Contractans n'est en droit d'interpréter l'Acte à son gré.
Voici une 3ème Maxime générale, ou un 3ème Principe, au sujet de l'interprétation : ni l'un ni l'autre des intéressés, ou des Contractans n’est en droit d'interpréter à son gré l’Acte, ou le Traité. Car si vous êtes le maître de donner à ma promesse le sens qui vous plaira, vous serez le maître de m'obliger à ce que vous voudrez, contre mon intention, & au-delà de mes véritables engagemens : Et réciproquement, s'il m'est permis d'expliquer à mon gré mes promesses, je pourrai les rendre vaines & illusoires, en leur donnant un sens tout différent de celui qu'elles vous ont présenté, & dans lequel vous avez dû les prendre, en les acceptant.
§.266 4ème Maxime générale : On prend pour vrai ce qui est suffisamment déclaré.
En toute 0ccasion, où quelqu’un a pû & dû manifester son intention, on prend pour vrai contre lui, ce qu'il a suffisamment déclaré. C’est un Principe incontestable, que nous appliquons aux Traités ; car s'ils ne sont pas de vains jeux, les Contractans doivent y parler vrai & suivant leurs intentions. Si l'intention suffisamment déclarée n'étoit pas prise de droit pour la vraie intention de celui qui parle & qui s'engage, il feroit fort inutile de contracter & de faire des Traités.
§.267 On doit se règler plûtôt sur les paroles du promettant, que sur celles de celui qui stipule.
Mais on demande ici quel est celui des Contractans, dont les expressions sont les plus décisives pour le vrai sens du Contrat ; s'il faut s'arrêter à celles du promettant, plutôt qu'à celles de celui qui stipule ? La force & l’obligation de tout Contrat venant d'une promesse parfaite ; & celui qui celui qui promet n'y pouvant être engagé au-delà de sa volonté suffisamment déclarée ; Il est bien certain que, pour connoître le vrai sens d'un Contrat, il faut principalement faire attention aux paroles de celui qui promet. Car il s'engage volontairement par ses paroles, & on prend pour vrai contre lui, ce qu'il a suffisamment déclaré. Ce qui paroît avoir donné lieu à cette question, c'est la manière en laquelle se font quelquefois les Conventions : L'un offre les Conditions, & l’autre les accepte ; c'est-à-dire que le prémier propose ce à quoi il prétend que l'autre s'oblige envers lui, & le sécond déclare à quoi il s'oblige en effet. Si les paroles de celui qui accepte la condition se rapportent aux paroles de celui qui l'offre ; il est vrai que l’on doit se régler sur les expressions de celui-ci ; mais c’est parceque le promettant est censé ne faire que les répéter, pour former sa promesse. Les Capitulations des Places assiégées peuvent nous servir ici d'exemple. L'Assiégé propose les Conditions, auxquelles il veut rendre la Place ; l'Assiégeant les accepte : les Expressions du prémier n'obligent en rien le sécond, si non entant qu'il les adopte. Celui qui accepte la Condition est le vrai promettant, & c'est dans ses paroles que l’on doit chercher le vrai sens de l'Acte, soit qu'il les choisisse & les forme lui-même, soit qu'il adopte les expressions de l'autre partie, en s'y rapportant dans sa promesse. Mais il faut toûjours se souvenir de ce que nous venons de dire, que l’on prend pour vrai contre lui ce qu'il a suffisamment déclaré. Je vai me faire entendre encore plus clairement.
§.268 5ème Maxime générale : L'interprétation doit se faire suivant des règles certaines.
Il est question dans l'interprétation d'un Traité, ou d'un Acte quelconque, de savoir de quoi les Contractans sont convenus, de déterminer précisément, dans l'occasion, ce qui a été promis & accepté ; c'est -à-dire, non pas seulement ce que l'une des parties a eû l'intention de promettre, Mais encore ce que l'autre a dû croire raisonnablement & de bonne-foi lui être promis ; ce qui lui a été suffisamment déclaré, & sur quoi elle a dû régler son acceptation. L'interprétation de tout Acte & de tout Traité doit donc se faire suivant des Règles certaines, propres à en déterminer le sens, tel qu'ont dû naturellement l'entendre les intéressés, lorsque l'Acte a été dressé & accepté. C’est un 5ème Principe.
Comme ces Règles seront fondées sur la droite Raison & par conséquent approuvées & prescrites par la Loi Naturelle ; tout homme, tout Souverain est obligé de les admettre & de les suivre. Si l’on ne reconnoît pas des règles, qui déterminent le sens dans lequel les expressions doivent être prises ; les Traités ne seront plus qu'un jeu ; on ne pourra convenir de rien avec sûreté, & il fera presque ridicule de faire fonds sur l'effet des Conventions.
§.269 La foi des Traités oblige à suivre ces règles.
Mais les Souverains ne reconnoissant point de commun Juge, point de Supérieur, qui puisse les obliger à recevoir une Interprétation fondée sur de justes règles ; la Foi des Traités fait ici toute la sûreté des Contractans. Cette Foi n’est pas moins blessée par le refus d'admettre une interprétation évidemment droite, que par une infraction ouverte. C’est la même injustice, la même infidélité ; & pour s'envelopper dans les subtilités de la fraude, elle n'en est pas moins odieuse.
§.270 Règle générale d'interprétation.
Entrons maintenant dans le détail des règles sur lesquelles l'interprétation doit se diriger, pour être juste & droite. Puisque l'interprétation légitime d'un Acte ne doit tendre qu'à découvrir la pensée de l'Auteur, ou des Auteurs de cet Acte ; dés qu'on y rencontre quelqu'obscurité, il faut chercher quelle a été vraisemblablement la pensée de ceux qui l'ont dressé, & l'interpréter en conséquence. C'est la Règle générale de toute interprétation. Elle est particulièrement à fixer le sens de certaines expressions, dont la signification n’est pas suffisamment déterminée. En vertu de cette règle, il faut prendre ces expressions dans le sens le plus étendu, quand il est vraisemblable que celui qui parle a eû en vuë tout ce qu'elles désignent dans ce sens étendu ; & au contraire, on doit en resserrer la signification, s'il paroît que l'Auteur a borné sa pensée à ce qui est compris dans le sens le plus resserré. Supposons qu'un mari ait légué à sa femme tout son argent. Il s'agit de sçavoir, si cette expression marque seulement l'argent comptant, ou si elle s'étend aussi à celui qui est placé, qui est dû par Billets & autres Titres. Si la femme est pauvre, si elle étoit chére à son mari, s'il se trouve peu d'argent comptant, & que le prix des autres biens surpasse de beaucoup celui de l'argent ; tant en comptant qu'en papiers ; il y a toute apparence que le mari a entendu léguer aussi bien l'argent qui lui est dû, que celui qu'il a dans ses Coffres. Au contraire, si la femme est riche, s'il se trouve de grosses sommes en argent comptant, & si la valeur de celui qui est dû excéde de beaucoup celle des autres biens, il paroît que le mari n'a voulu léguer à sa femme que son argent comptant.
On doit encore, en conséquence de la même règle, donner à une disposition toute l'étenduë qu'emporte la propriété des termes, s'il paroît que l'Auteur a eû en vûë tout ce qui est compris dans cette propriété ; mais il faut restreindre la signification, lorsqu'il est vraisemblable que celui qui a fait la disposition, n'a point entendu l'étendre à tout ce que la propriété des termes peut embrasser. On en donne cet exemple : Un Père, qui a un fils unique, légue à la fille d'un Ami toutes ses pierreries. Il a une épée enrichie de Diamans, qui lui a été donnée par un Roi. Certainement il n'y a aucune apparence que le Testateur ait pensé à faire passer ce gage honorable dans une famille étrangère. Il faudra donc excepter du Legs cette épée avec les pierreries dont elle est ornée, & restreindre la signification des termes aux pierreries ordinaires. Mais si le Testateur n'a ni fils, ni héritier de son nom ; s'il instituë pour son héritier un étranger ; il n'y a aucune raison de restreindre la signification des termes ; il faut les prendre suivant toute leur propriété, étant vraisemblable que le Testateur les a employés de même.
§.271 On doit expliquer les termes conformément à l’usage commun.
Les Contractans sont obligés de s'exprimer de manière qu'ils puissent s'entendre réciproquement. Cela est manifeste par la nature même de l'Acte. Ceux qui contractent, concourrent dans la même volonté, ils s'accordent à vouloir la même chose ; & comment s'y accorderont-ils, s'ils ne s'entendent pas parfaitement ? Leur Contrat ne sera plus qu'un jeu, ou qu'un piége. Si donc ils doivent parler de manière à être entendus, il faut qu'ils employent les mots dans le sens que l'usage leur attribue, dans leur sens propre ; qu'ils attachent aux termes dont ils se servent, à toutes leurs expressions, une signification reçuë. Il ne leur est pas permis de s'écarter à-dessein, & sans en avertir, de l'usage & de la propriété des termes. Et l’on présume qu'ils s'y sont conformés, tant que l’on n'a pas des raisons pressantes, de présumer le contraire ; car la présomption est en général, que les choses ont été faites comme elles ont dû l'être. De toutes ces vérités incontestables, résulte cette Règle : Dans l'interprétation des Traités, des Pactes & des Promesses, on ne doit point s’écarter du commun usage de la langue à moins que l’on n'en ait de très-fortes raisons. Au défaut de la certitude, il faut suivre la probabilité dans les affaires humaines. Il est ordinairement très-probable que l’on a parlé suivant l'usage ; cela fait toujours une présomption très-forte, laquelle ne peut être surmontée que par une présomption contraire, plus forte encore. CAMDEN (a) Histoire d’Elisabeth, Partie II.) rapporte un Traité, dans lequel il est dit expressément, que le Traité doit être entendu précisément suivant la force & la propriété des termes. Après une semblable clause, on ne peut, sous aucun prétexte, s'écarter du sens propre que l'usage attribuë aux termes ; la volonté des Contractans y étant formelle, & déclarée de la manière la plus précise.
§.272 De l'interprétation des Traités anciens.
L'usage dont nous parlons est celui du tems auquel le Traité, ou l'Acte en général, a été conclu & dressé. Les langues varient sans-cesse ; la signification, la force des termes change avec le tems. Quand on a à interpréter un Acte ancien, il faut donc connoître l'usage commun du tems où il a été écrit : Et l’on découvre cet usage dans les actes de la même date, dans les Ecrivains contemporains, en les comparant soigneusement ensemble. C'est l'unique source où l’on puise avec sûreté. L'usage des langues vulgaires étant très-arbitraire, comme chacun le sçait ; les recherches étymologiques & grammaticales, pour découvrir le vrai sens d'un mot, dans le commun usage, ne formeroient qu'une vaine théorie, aussi inutile que destituée de preuves.
§.273 Des chicanes sur les mots.
Les paroles ne sont destinées qu'à exprimer les pensées ; Ainsi la vraie signification d'une expression, dans l'usage ordinaire, c’est l'idée que l’on a coûtume d'attacher à cette expression. C'est donc une chicane grossiére que de s'attacher aux mots, pris dans un sens particulier, pour éluder le vrai sens de l'expression entiére. MAHOMET Empereur des Turcs, ayant promis à un homme, à la prise de Négrepont, d'épargner sa tête, le fit couper en deux par le milieu du corps. TAMERLAN, après avoir reçû à composition la ville de Sèbaste, sous promesse de ne point répandre de sang, fit enterrer tout vifs les Soldats de la Garnison (a) Voyez PUFENDORF Droit de la Nat. & des Gens Liv. V. Chap. XII. §.III, LA-CROIX, Histoire de Timur-bec, Liv. V. Chap. XV. parle de cette cruauté de Timur-bec, ou Tamerlan, envers 4000. Cavaliers Arméniens, mais il ne dit rien de la perfidie, que d'autres lui attribuent). Grossiéres échapatoires, qui ne sont qu'aggraver la faute d'un perfide, suivant la remarque de Ciceron (b) De Offic. Lib. III. c. 32) ! Epargner la tête de quelqu'un, ne point répandre de sang, sont des expressions, qui, dans l’usage ordinaire, & sur-tout en pareille occasion, disent manifestement la même chose que donner la vie sauve.
§.274 Règle à ce sujet.
Toutes ces misérables subtilités sont renversées par cette Règle incontestable : Quand on voit manifestement quel est le sens qui convient à l'intention des Contractans, il n’est pas permis de détourner leurs paroles à un sens contraire. L'intention suffisamment connuë fournit la vraie matière de la Convention, ce qui est promis & accepté, demandé & accordé. Violer le Traité, c'est aller contre l'intention qu'il manifeste suffisamment, plûtôt que contre les termes, dans lesquels il est conçû. Car les termes ne sont rien, sans l'intention qui doit les dicter.
§.275 Des réservations mentales.
Est-il nécessaire, dans un siécle éclairé, de dire que les réservations mentales ne peuvent être admises dans les Traités ? La chose est trop manifeste ; puisque, par la nature même du Traité, les parties doivent s'énoncer de maniére qu'elles puissent s'entendre réciproquement (§.271). Il n’est guères personne aujourd'hui, qui n'eût honte de se fonder sur une réservation mentale. A quoi tend une pareille finesse, si ce n’est à endormir quelqu'un sous la vaine apparence d'un engagement ? C'est donc une véritable friponnerie.
§.276 De l'interprétation des termes techniques.
Les termes techniques, ou les termes propres aux Arts & aux Sciences, doivent ordinairement s'interpréter suivant la définition qu'en donnent les Maîtres de l'Art, les personnes versées dans la connoissance de l'Art ou de la Science, à laquelle le terme appartient. Je dis ordinairement ; car cette règle n’est point si absoluë, que l’on ne puisse, ou que l’on ne doive même s'en écarter, quand on a de bonnes raisons de le faire ; comme, par exemple, s’il étoit prouvé que celui qui parle dans un Traité, ou dans tout autre Acte, n'entendoit pas l'Art, ou la Science, dont il a emprunté le terme, qu'is ne connoissoit pas la force du mot, pris comme terme technique ; qu'il l'a employé dans un sens vulgaire &c.
§.277 Des termes dont la signification admet des dégrés.
Si toutefois les termes d'art, ou autres, se rapportent â des choses qui admettent différens degrés ; il ne faut pas s'attacher scrupuleusement aux définitions, mais plûtôt on doit prendre ces termes dans un sens convenable au discours, dont ils font partie., Car on définit réguliérement une chose dans son état le plus parfait ; & cependant il est certain, qu'on ne l'entend pas dans cet état le plus parfait, toutes les fois qu'on en parle. Or l'interprétation ne doit tendre qu'à découvrir la volonté des Contractans (§.268) ; elle doit donc attribuer à chaque terme le sens que celui qui parle a eû vraisemblablement dans l'esprit. Ainsi, quand on est convenu dans un Traité, de se soumettre à la décision de deux ou trois habiles jurisconsultes, il seroit ridicule de chercher à éluder le Compromis, sous prétexte qu'on ne trouvera aucun jurisconsulte accompli de tout point, ou de presser les termes jusqu'à rejetter tous ceux qui n'égaleront pas CUJAS ou GROTIUS. Celui qui auroit stipulé un sécours de dix-mille hommes de bonnes Troupes, seroit-il fondé à prétendre des Soldats, dont le moindre fût comparable aux Vétérans de JULES-CESAR ? Et si un Prince avoit promis à son Allié un bon Général ; ne pourroit-il lui envoyer qu'un MARLBOUROUGH, ou un TURENNE ?
§.278 De quelques expressions figurées.
Il est des expressions figurées qui sont devenues si familières dans le commun usage de la langue, qu'elles tiennent lieu en mille occasions de termes propres, ensorte qu'on doit les prendre dans leur sens figuré, sans faire attention à leur signification originaire, propre & directe : Le sujet du discours indique suffisamment le sens qu'on doit leur donner. Ourdir une trame, porter le fer & le feu dans un pays, sont des expressions de cette sorte : Il n’est presque aucune occasion, où il ne fût absurde de les prendre dans leur sens littéral & direct.
§.279 Des expressions équivoques.
Il n’est peut-être aucune langue qui n'ait aussi des mots qui signifient deux ou plusieurs choses différentes, & des phrases susceptibles de plus d'un sens. De là naît l'équivoque dans le discours. Les Contractans doivent l'éviter soigneusement. L'employer à-dessein, pour éluder ensuite ses engagemens, c’est une véritable perfidie ; puisque la foi des Traités oblige les Parties contractantes à exprimer nettement leur intention (§.271). Que si l'équivoque s’est glissée dans un Acte, c’est à l'interprétation de faire disparoître l'incertitude qu'elle produit.
§.280 Règle pour ces deux cas.
Voici la Règle, qui doit diriger l'interprétation, dans ce cas, de même que dans le précédent : On doit toûjours donner aux expressions le sens le plus convenable au sujet, ou à la matière dont il s'agit. Car on cherche par une droite interprétation, à découvrir la pensée de ceux qui parlent, des Contractans dans un Traité. Or on doit présumer que celui qui emploie un mot susceptible de plusieurs significations, l'a pris dans celle qui convient au sujet. A mesure qu'il s'occupe de la matière dont il s'agit, ses termes propres à exprimer sa pensée se présentent à lui ; ce mot équivoque n'a donc pû s'offrir que dans le sens par lequel il est propre à rendre la pensée de celui qui s'en sert ; c'est-à-dire, dans le sens qui convient au sujet. Il seroit inutile d'opposer, que l’on a recours quelquefois à des expressions équivoques, dans la vuë de donner à entendre toute autre chose, que ce que l’on a véritablement dans l’esprit ; & qu'alors le sens qui convient au sujet, n’est pas celui qui répond à l'intention de l'homme qui parle. Nous avons déjà observé que, toutes les fois qu'un homme peut & doit manifester son intention, on prend pour vrai contre lui ce qu'il a suffisamment déclaré (§.266) Et comme la bonne-foi doit régner dans les Conventions ; on les interpréte toûjours dans la supposition, qu'elle y a règné en effet. Eclaircissons la Règle par des exemples. Le mot de jour s'entend du jour naturel, ou du tems que le soleil nous éclaire de sa lumière, & du jour civil, ou d'un espace de vingt quatre heures. Quand on l'emploie dans une Convention, pour désigner un espace de tems, le sujet même indique manifestement que l’on veut parler du jour civil, ou d'un terme de vingt-quatre heures. C'étoit donc une misérable chicane, ou plûtôt une perfidie insigne de CLEOMENE, lorsqu'ayant fait une Trève de quelques jours avec ceux d'Argos, & les trouvant endormis la troisième nuit, sur la foi du Traité, il en tua une partie & fit les autres prisonniers ; alléguant que les nuits n'étoient point comprises dans la Trève (a) Voyez PUFENDORF Liv. V. Chap. XII. §.VII.). Le mot de fer peut s'entendre ou du métal même, ou de certains instruments faits de ce métal. Dans une Convention portant que les Ennemis poseront le fer, ce dernier mot désigne évidemment les armes : ainsi PERICLES, dans l'exemple que nous avons rapporté ci-dessus (§.233), donna à ses paroles une interprétation frauduleuse, puisqu'elle étoit contraire à ce que la nature du sujet indiquoit manifestement. Q. FABIUS LABEO, dont nous avons parlé au même paragraphe, ne fut pas un interpréte plus honnête-homme de son Traité avec ANTIOCHUS ; car un Souverain, réservant qu'on lui rendra la moitié de sa flotte, ou de ses Vaisseaux, entend indubitablement qu'on lui rendra des vaisseaux dont il puisse faire usage, & non point la moitié de chaque vaisseau scié en deux. Périclès & Fabius sont condamnés aussi par la Règle établie ci-dessus (§.274), laquelle défend de détourner le sens des paroles contre l'intention manifeste des Contractans.
§.281 Ce n’est point une nécessité de ne donner à un terme que le même sens, dans un même Acte.
Si quelqu'une de ces expressions qui ont plusieurs significations différentes, se rencontre plus d'une fois dans le même Acte ; on ne peut point se faire une Loi de la prendre par-tout dans la même signification. Car il faut, conformément à la Règle précédente, prendre cette expression, dans chaque article, suivant que la matière le demande, pro substrata materia, comme disent les Maîtres de l'Art. Le mot de jour, par exemple, a deux significations, comme nous venons de le dire (§.280) : S'il est dit dans une Convention, qu'il y aura une Trêve de cinquante jours, à condition que des Commissaires de part & d'autre travailleront ensemble, pendant huit jours consécutifs, à ajuster les différends ; les cinquante jours de la Trève sont des jours civils de vingt-quatre heures ; mais il seroit absurde de l'entendre de même dans le second article, & de prétendre que les Commissaires travaillassent pendant huit jours & huit nuits, sans relâche.
§.282 On doit rejetter toute interprétation qui mène à l'absurde.
Toute interprétation qui mène à l’absurde doit être rejettée ; ou, en d'autres termes, on ne peut donner à aucun Acte un sens, dont il suit quelque chose d'absurde, mais il faut l'interpréter de manière que l’on évite L’absurdité. Comme on ne présume point que personne veuille ce qui est absurde ; on ne peut supposer que celui qui parle ait prétendu que ses paroles fuirent entendues de manière qu'il s'en suivît une absurdité. Il n’est pas permis non plus de présumer, qu'il ait voulu se jouer dans un acte sérieux ; car on ne présume point ce qui est haineux & illicite. On appelle absurde, non seulement ce qui est impossible physiquement mais encore ce qui l’est moralement, ce qui est tellement contraire à la raison, qu'on ne peut l'attribuer à un homme qui est dans son bon sens. Ces Juifs fanatiques qui n'osoient se défendre, quand l'Ennemi les attaquoit le jour du Sabbath, donnoient une interprétation absurde au IVème Commandement de la Loi. Que ne s'abstenoient-ils aussi de marcher, de s'habiller & de manger ? Ce sont-là aussi des œuvres, si l’on veut presser les termes à la rigueur. On dit qu'un homme en Angleterre épousa trois femmes, pour n'être pas dans le cas de la Loi, qui défend d'avoir deux femmes. C'est sans-doute un Conte populaire, fait pour jetter du ridicule sur l'extrême circonspection des Anglois, qui ne veulent point qu'on s'écarte de la Lettre dans l'application de la Loi. Ce peuple sage & libre a trop vû par l'expérience des autres Nations, que les Loix ne sont plus une barrière ferme, une sauve-garde assurée, dès qu'une fois il est permis à la Puissance exécutrice de les interpréter à son gré. Mais il ne prétend point sans-doute, qu'en aucune occasion, on presse la lettre de la Loi dans un sens manifestement absurde.
La Règle que nous venons de rapporter est d'une nécessité absoluë, & on doit la suivre même lorsqu'il n'y a ni obscurité, ni équivoque dans le discours, dans le texte de la Loi, ou du Traité, considéré en lui-même. Car il faut observer, que l'incertitude du sens que l’on doit donner à une Loi, ou à un Traité, ne vient pas seulement de l’obscurité, ou de quelqu'autre défaut de l'expression ; mais encore des bornes de l'esprit humain, qui ne sçauroit prévoir tous les cas & toutes les circonstances, ni embrasser toutes les conséquences de ce qui est statué, ou promis ; & enfin de l'impossibilité d'entrer dans cet immense détail. On ne peut énoncer les Loix ou les Traités que d'une manière générale ; & l'interprétation doit les appliquer aux cas particuliers, conformément à l'intention du Législateur, ou des Contractans. Or on ne peut présumer en aucun cas, qu'ils ayent voulu aller à l'absurde. Lors donc que leurs expressions, prises dans leur sens propre & ordinaire, y conduisent ; il faut les détourner de ce sens, précisément autant qu'il est nécessaire pour éviter l'absurdité. Figurons-nous un Capitaine, qui a reçu ordre de s'avancer en droite ligne, avec sa Troupe, jusqu'à un certain poste : Il rencontre un précipice en son chemin. Certainement il ne lui est pas ordonné de se précipiter. Il doit donc se détourner de la droite ligne, autant qu'il est nécessaire pour éviter le précipice ; mais pas davantage.
L'application de la Règle est plus aisée, quand les expressions de la Loi, ou du Traité, sont susceptibles de deux sens différens. Alors on prend sans difficulté celui de ces deux sens, duquel il ne suit rien d'absurde. De même, si l'expression est telle, qu'on puisse lui donner un sens figuré ; il faut sans-doute le faire, lorsque cela est nécessaire pour éviter de tomber dans l'absurde.
§.283 Et celle qui rendroit l’Acte nul & sans effet.
On ne présume point que des personnes sensées ayent prétendu ne rien faire en traitant ensemble, ou en faisant tout autre acte sérieux. L'interprétation qui rendroit un Acte nul & sans effet, ne peut donc être admise. On peut regarder cette Règle comme une branche de la précédente ; car c’est une espèce d'absurdité, que les termes mêmes d'un Acte le réduisent à ne rien dire. Il faut l'interpréter de maniére, qu'il puisse avoir son effet, qu'il ne se trouve pas vain & illusoire. Et on y procéde comme nous venons de le dire, dans le paragraphe précédent. Dans l'un & l'autre cas, comme en toute interprétation, Il s'agit de donner aux paroles le sens que l’on doit présumer être le plus conforme à l'intention de ceux qui parlent. S'il se présente plusieurs interprétations différentes, propres à éviter la nullité de l'Acte, ou l'absurdité ; il faut préférer celle qui paroît la plus convenable à l'intention qui a dicté l’Acte : les circonstances particulières, aidées d'autres règles d'interprétation, serviront à la faire connoître. THUCYDIDE rapporte (a) Lib. IV. c. 98), que les Athéniens, aprés avoir promis de sortir des Terres des Béotiens, prétendirent pouvoir rester dans le pays, sous prétexte que les terres qu'occupoit actuellement leur Armée, n'appartenoient pas aux Béotiens. Chicane ridicule ; puisqu'en donnant ce sens au Traité, on le réduisait à rien, ou plûtôt à un jeu puéril. Par les terres des Béotiens, on devoit manifestement entendre tout ce qui étoit compris dans leurs anciennes limites, sans excepter ce dont l'ennemi s'était emparé pendant la guerre.
§.284 Expressions obscures interprétées par d'autres plus claires du même Auteur.
Si celui qui s'est énoncé d'une manière obscure, ou équivoque, a parlé ailleurs plus clairement sur la même matière, il est le meilleur interprète de soi-même. L’on doit interpréter ses expressions obscures ou équivoques, de manière qu’elles s'accordent avec les termes clairs & sans ambiguïté, dont il a usé ailleurs, soit dans le même Acte, soit en quelqu'autre occasion semblable. En effet, tant que l’on n'a point de preuve qu'un homme ait changé de volonté, ou de façon de penser, on présume qu'il a pensé de même, dans les occasions semblables ; ensorte que, s'il a quelque part manifesté clairement son intention au sujet d'une certaine chose, on doit donner le même sens à ce qu'il aura dit obscurément ailleurs, sur la même matière. Supposons, par exemple, que deux Alliés se soient réciproquement promis, en cas de besoin, un sécours de dix mille hommes d'infanterie, entretenus aux fraix de celui qui les envoie, & que par un Traité postérieur, ils conviennent, que le sécours sera de quinze mille hommes, sans parler de leur entretien : L’obscurité, ou l'incertitude, qui reste dans cet article du nouveau Traité, est dissipée par la stipulation claire & formelle du prémier. Les Alliés ne témoignant point qu'ils ayent changé de volonté, quant à l'entretien des Troupes auxiliaires, on ne doit pas le présumer ; & ces quinze mille hommes seront entretenus comme les dix mille, promis dans le prémier Traité. La même chose a lieu, & à plus forte raison, quand il s'agit de deux Articles d'un même Traité ; lors, par exemple, qu'un Prince promet dix mille hommes entretenus & soudoyés, pour la défense des Etats de son Allié, & dans un autre Article, seulement quatre mille hommes, au cas que cet Allié fasse une Guerre offensive.
§.285 Interprétation fondée sur la liaison du discours.
Souvent, pour abréger, on exprime imparfaitement, & avec quelque obscurité, ce que l’on suppose suffisamment éclairci par les choses qui ont précédé, ou même ce que l’on se propose d'expliquer dans la suite ; & d’ailleurs, les expressions ont une force, quelquefois même une signification toute différente, suivant l'occasion, suivant leur liaison & leur rapport avec d'autres paroles. La liaison & la suite du discours est donc encore une source d'interprétation. Il faut considérer le discours tout entier, pour en bien saisir le sens, & donner à chaque expression, non point tant la signification qu'elle pourroit recevoir en elle-même, que celle qu'elle doit avoir par la contexture & l’esprit du discours. C’est la maxime du Droit Romain : Incivile est, nisi totâ Lege perspectâ, unâ aliquâ particulâ ejus propositâ, judicare, vel responderce (a) Digest. Lib. I. Tit. III. De Legibus, Leg. 24).
§.286 Interprétation tirée de la liaison & des rapports des choses mêmes.
La liaison & les rapports des choses mêmes servent encore à découvrir & à établir le vrai sens d'un Traité, ou de tout autre Acte. L'interprétation doit s'en faire de, maniére, que toutes les parties en soient consonnantes, que ce qui suit s'accorde avec ce qui a précédé ; à moins qu’il ne paroisse manifestement que par les dernières clauses, on a prétendu changer quelque chose aux précédentes. Car on présume que les Auteurs d'un Acte ont pensé d'une manière uniforme & soutenuë ; qu'ils n'ont pas voulu des choses qui cadrent mal ensemble, des contradictions ; mais plûtôt qu'ils ont prétendu expliquer les unes par les autres ; en un mot, qu'un même esprit règne dans un même Ouvrage, dans un même Traité. Rendons ceci plus sensible par un exemple. Un Traité d'Alliance porte, que l'un des Alliés étant attaqué, chacun des autres lui fournira un sécours de dix mille fantassins soudoyés & entretenus ; & dans un autre article, il est dit, qu'il sera libre à l'Allié attaqué, de demander le sécours en Cavalerie, plûtôt qu'en Infanterie. Ici l’on voit que dans le prémier article, les Alliés ont déterminé la quantité du sécours, sa valeur, sçavoir celle de dix mille fantassins ; & dans le dernier article, ils laissent la nature du sécours au choix de celui qui en aura besoin, sans qu'ils paroissent vouloir rien changer à sa valeur, ou à sa quantité. Si donc l'Allié attaqué demande de la Cavalerie ; on lui en donnera, suivant la proportion connue, l'équivalent de dix mille hommes de pied. Mais s'il paroissoit que le but du dernier article eût été d'amplifier, en certains cas, le sécours promis ; si, par exemple, il étoit dit, qu'un des Alliés venant à être attaqué par un Ennemi beaucoup plus puissant que lui, & fort en Cavalerie, le sécours sera fourni en Cavalerie, & non en Infanterie : Il paroît qu'alors, & pour ce cas, le sécours devroit être de dix-mille Chevaux.
Comme deux Articles d'un même Traite peuvent être rélatifs l'un à l'autre, deux Traités différens peuvent l'être de même ; & en ce cas, ils s'expliquent aussi l'un par l'autre. On aura promis à quelqu'un, en vûë d'une certaine chose, de lui livrer dix-mille sacs de bled. Dans la suite, on convient, qu'au lieu de bled, on lui donnera de l'avoine. La quantité d'avoine n’est point exprimée : Mais elle se détermine en comparant la séconde Convention avec la prémiére. Si rien n'indique qu'on ait prétendu, par le sécond Accord, diminuer la valeur de ce qui devoit être livré ; il faut entendre une quantité d'avoine proportionnée au prix de dix-mille sacs de bled : S'il paroît manifestement, par les circonstances, par les motifs de la séconde Convention, que l'intention a été de réduire la valeur de ce qui étoit dû en vertu de la prémière ; les dix-mille sacs de bled seront convertis en dix-mille sacs d'avoine.
§.287 Interprétation fondée sur la raison de l’Acte.
La raison de la Loi, ou du Traité, C’est-à-dire le motif qui a porté à les faire, la vûë que l’on s'y est proposée, est un des plus sûrs moyens d'en établir le véritable sens ; & l’on doit y faire grande attention, toutes les fois, qu'il s'agit ou d'expliquer un point obscur, équivoque, indéterminé, soit d'une Loi, soit d'un Traité, ou d'en faire l'application à un cas particulier. Dès que l’on connoît certainement la raison, qui seule a déterminé la volonté de celui qui parle ; il faut interprêter ses paroles & les appliquer, d'une manière convenable à cette raison unique. Autrement on le feroit parler & agir contre son intention, d'une façon opposée à ses vuës. En vertu de cette règle, un Prince qui, en accordant sa fille en mariage, aura promis du sécours à son Gendre futur, dans toutes ses Guerres, ne lui doit rien, si le Mariage n'a pas lieu.
Mais il faut être bien assuré que l’on connoît la vraie & l'unique raison de la Loi, de la Promesse, ou du Traité. Il n’est point permis de se livrer ici à des conjectures vagues & incertaines, de supposer des raisons & des vues, là où il n'y en a point de bien connues. Si l’Acte dont il s'agit est obscur en lui-même ; si pour en connoître le sens, il ne reste d'autre moyen que de rechercher les vues de l'Auteur, la raison de l'Acte ; on peut alors recourrir aux conjectures, & au défaut de la certitude, recevoir pour vrai ce qui est le plus probable. Mais c'est un abus dangereux, que d'aller sans Nécessité chercher des raisons, des vues incertaines, pour détourner, resserrer, ou étendre le sens d'un Acte assez clair en lui-même, & qui ne présente rien d'absurde ; c’est pécher contre cette maxime incontestable, qu'il n’est pas permis d'interpréter ce qui n'a pas besoin d'interprétation (§.263). Bien moins seroit-il permis, quand l'Auteur d'un Acte y a lui-même énoncé des raisons, des motifs, de lui attribuer quelque raison sécrette, pour fonder une interprétation contraire au sens naturel des termes. Quand il auroit eû en effet cette vûë qu'on lui prête ; s'il l'a cachée, s'il en a énoncé d'autres, l'interprétation ne peut se fonder que sur celles-ci, & non sur une vûë que l'Auteur n'a pas exprimée ; on prend pour vrai contre lui ce qu'il a suffisamment déclaré (§.266).
§.288 Du cas on plusieurs raisons ont concourru à déterminer la volonté.
On doit être d'autant plus circonspect dans cette espèce d'interprétation, que souvent plusieurs motifs concourrent à déterminer la volonté de celui qui parle dans une Loi, ou dans une Promesse. Il se peut que la volonté n'ait été déterminée que par la réunion de tous ces motifs, ou que chacun, pris à part, eût été suffisant pour la déterminer : Dans le prémier cas, si l’on est bien certain que le Législateur, ou les Contractans n'ont voulu la Loi, ou le Contrat qu'en considération de plusieurs motifs, de plusieurs raisons prises ensemble ; l'interprétation & l'application doivent se faire d'une manière convenable à toutes ces raisons réunies, & on n'en peut négliger aucune. Mais dans le sécond cas, quand il est évident que chacune des raisons qui ont concourru à déterminer la volonté, étoit suffisante pour produire cet effet, ensorte que l'Auteur de l' Acte dont il s'agit eût voulu pour chacune de ces raisons prise à part, la même chose qu'il a voulu pour toutes ensemble ; ses paroles se doivent interpréter & appliquer de manière qu'elles puissent convenir à chacune de ces mêmes raisons, prise en particulier. Supposons qu'un Prince ait promis certains avantages à tous les Protestans & Artisans étrangers qui viendront s'établir dans ses Etats : Si ce Prince ne manque point de sujets, mais seulement d'Artisans, & si d'un autre côté il paroît qu'il ne veut point d'autres sujets que des Protestans ; on doit interpréter sa promesse de manière qu'elle ne regarde que les Etrangers qui réuniront ces deux qualités de Protestant & d'Artisan. Mais s'il est évident que ce Prince cherche à peupler son pays, & que tout en préférant les sujets Protestans à d'autres, il a en particulier un si grand besoin d'Artisans, qu'il les recevra volontiers, de quelque Religion qu'ils soient ; il faut prendre ses paroles dans un sens disjonctif, ensorte qu'il suffira d'être ou Protestant, ou Artisan, pour joüir des avantages promis.
§.289 De ce qui fait la raison suffisante d'un acte de la volonté.
Pour éviter les longueurs & l'embarras de l'expression, nous appellerons Raison suffisante d'un acte de la volonté, ce qui a produit cet acte, ce qui a déterminé la volonté dans l'occasion dont il s'agit ; soit que la volonté ait été déterminée par une seule raison, soit qu'elle l'ait été par plusieurs raisons prises ensemble. Il se trouvera donc quelquefois que cette raison suffisante consiste dans la réunion de plusieurs raisons diverses, de façon que là où une seule de ces raisons manque, la raison suffisante n'y est plus : Et dans le cas où nous disons que plusieurs motifs, plusieurs raisons ont concourru à déterminer la volonté, ensorte cependant que chacune en particulier eût été capable de produire seule le même effet ; il y aura alors plusieurs raisons suffisantes d'un seul & même Acte de la volonté. Cela se voit tous les jours : Un Prince, par exemple, déclarera la Guerre pour trois ou quatre injures reçûës, dont chacune auroit été suffisante pour opérer la déclaration de Guerre.
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