CHAPITRE XIII
De la Justice & de la Police.
§.158 Une Nation doit faire règner la Justice.
Après le soin de la Religion, un des principaux devoirs d'une Nation concerne la Justice. Elle doit mettre tous ses soins à la faire régner dans l’État, prendre de justes mesures pour qu'elle soit rendue à tout le monde, de la maniére la plus sûre, la plus prompte & la moins onéreuse. Cette obligation découle de la Fin & du Pacte même de la Société Civile. Nous avons vû (§.15) que les hommes ne se sont liés par les engagemens de la Société, & n'ont consenti à se dépouiller en sa faveur d'une partie de leur Liberté naturelle, que dans la vûë de joüir tranquillement de ce qui leur appartient & d'obtenir justice avec sûreté. La Nation se manqueroit donc à elle-même, & tromperoit les particuliers, si elle ne s'appliquoit pas sérieusement à faire régner une exacte Justice. Elle doit cette attention à son bonheur, à son repos & à sa prospérité. La confusion, le désordre, le découragement naissent bientôt dans l’État, lorsque les Citoyens ne sont pas assurés d'obtenir promptement & facilement Justice, dans tous leurs différends ; les vertus civiles s'éteignent, & la Société s'affoiblit.
§.159 Etablir de bonnes Loix.
La Justice rêgne par deux moyens ; par de bonnes Loix, & par l’attention des Supérieurs à les faire observer. Lorsque nous traitions de la Constitution de l’État (Chap.III), nous avons déjà fait voir que la Nation doit établir des Loix justes & sages, & nous avons aussi indiqué les raisons pour lesquelles nous ne pouvons entrer ici dans le détail de ces Loix. Si les hommes étoient toujours également justes, équitables, éclairés ; les Loix Naturelles suffiroient sans doute à la Société. Mais l’ignorance, les illusions de l’Amour propre, les passions, rendent trop souvent impuissantes ces Loix sacrées. Aussi Voyons-nous que tous les Peuples policés ont senti la nécessité de faire des Loix positives. Il est besoin de Règles générales & formelles, pour que chacun connoisse clairement son droit, sans se faire illusion ; il faut même quelquefois s'écarter de l’équité naturelle, pour prévenir l’abus & la fraude, pour s'accommoder aux Circonstances ; & puisque le sentiment du Devoir est si souvent impuissant dans le cœur de l’homme, il est nécessaire qu'une sanction pénale donne aux Loix toute leur efficace. Voilà comment la Loi Naturelle se change en Loi Civile (a) Voyez une Dissertation sur cette matière, dans le Loisir Philosophique, p.71 & suiv). Il seroit dangereux de commettre les intérêts des Citoyens au pur arbitre de ceux qui doivent rendre la Justice ; le Législateur doit aider l’Entendement des juges, forcer leurs préjugés & leurs penchans, assujettir leur Volonté, par des Règles simples, fixes & certaines : & voilà encore les Loix Civiles.
§.160 Les faire observer.
Les meilleures Loix sont inutiles, si on ne les observe pas. La Nation doit donc s'attacher à les maintenir, à les faire respecter & exécuter ponctuellement, elle ne sçauroit prendre à cet égard des mesures trop justes, trop étendues & trop efficaces. De là dépendent en grande partie, son bonheur, sa gloire & sa tranquillité.
§.161 Fonctions & Devoirs du Prince en cette matiére.
Nous avons déjà observé (§.41) que le Souverain, le Conducteur qui réprésente une Nation, qui est revêtu de son Autorité, est aussi chargé de ses devoirs. Le soin de faire régner la justice sera donc l’une des principales fonctions du Prince. Rien n'est plus digne de sa Majesté souveraine. L’Empereur JUSTINIEN commence ainsi le Livre des Institutes : Imperatoriam Majestatem non solùm armis decoratam, sed etiam legibus oportet esse armatam : ut utrumque tempus, & bellorum, & pacis, rectè possit gubernari. Le dégré de Puissance, confié par la Nation au Chef de l’État, sera aussi la règle de ses devoirs & de ses fonctions, dans l’administration de la justice. De même que la Nation peut se réserver le Pouvoir Législatif, ou le confier à un Corps choisi elle est ainsi en droit d'établir, si elle le juge à-propos, un Tribunal suprême, pour juger de toutes les Contestations, indépendamment du Prince. Mais le Conducteur de l’État doit naturellement avoir une part considérable à la Législation ; il peut même en être seul dépositaire. En ce dernier cas, ce sera à lui d'établir des Loix salutaires, dictées par la sagesse & l’équité. Dans tous les cas, il doit protéger les Loix, veiller sur ceux qui sont revêtus d'Autorité, & contenir chacun dans le devoir.
§.162 Comment il doit rendre la Justice.
La Puissance éxécutrice appartient naturellement au Souverain, à tout Conducteur de la Société ; & il en est revêtu dans toute son étendue, quand les Loix fondamentales ne la restreignent pas. Lors donc que les Loix sont établies, c’est au Prince de les faire éxécuter : les maintenir en vigueur, en faire une juste application à tous les cas qui se présentent ; c'est ce qu'on appelle, rendre la Justice : C’est le devoir du Souverain ; il est naturellement le juge de son peuple. On a vû les Chefs de quelques petits États en faire eux-mêmes les fonctions : Mais cet usage devient peu convenable, impossible même, dans un grand Royaume.
§.163 Il doit établir des Juges intègres & éclairés.
Le meilleur & le plus sûr moyen de distribuer la Justice, c’est d'établir des juges intégres & éclairés, pour connoître de tous les différends qui peuvent s'élever entre les Citoyens. Il est impossible que le Prince se charge lui-même de ce pénible travail ; il n'auroit ni le tems nécessaire, pour s'instruire à fond de toutes les Causes, ni même les Connoissances requises, pour en juger. Le Souverain ne pouvant s'acquitter en personne de toutes les fonctions du Gouvernement, il doit retenir à lui, avec un juste discernement, celles qu'il peut remplir avec succès & qui sont les plus importantes, & confier les autres à des Officiers, à des Magistrats, qui les exercent sous son Autorité. Il n'y a aucun inconvénient à confier le jugement des Procès à une Compagnie de gens sages, intégres & éclairés ; au contraire, c'est tout ce que le Prince peut faire de mieux ; & il a rempli à cet égard tout ce qu'il doit à son peuple, quand il lui a donné des Juges ornés de toutes les qualités convenables aux Ministres de la Justice : Il ne lui reste qu'à veiller sur leur conduite, afin qu'ils ne se relâchent point.
§.164 Les Tribunaux ordinaires doivent juger des Causes du Fisc.
L’établissement des Tribunaux de Justice est particuliérement nécessaire pour juger les Causes du Fisc, c’est-à-dire toutes les questions qui peuvent s'élever entre ceux qui exercent les Droits utiles du Prince, & les sujets. Il serait mal-séant & peu convenable qu'un Prince voulût être Juge dans la propre Cause ; il ne sçauroit être trop en garde contre les illusions de l’intérêt & de l’amour propre, & quand il pourrait s'en garentir, il ne doit pas exposer sa Gloire aux sinistres jugemens de la multitude. Ces raisons importantes doivent même l’empêcher d'attribuer le jugement des Causes qui l’intéressent, aux Ministres & aux Conseillers particuliérement attachés à sa personne. Dans tous les États bien réglés, dans les pays qui sont un État véritable, & non le Domaine d'un Despote, les Tribunaux ordinaires jugent les Procès du Prince, avec autant de liberté que ceux des particuliers.
§.165 On doit établir des Tribunaux Souverains qui jugent définitivement.
Le but des jugemens est de terminer avec Justice les différends qui s'élèvent entre les Citoyens. Si donc les Causes s’instruisent devant un juge de prémiére Instance, qui en approfondit tous les détails, & vérifie les preuves ; Il est bien convenable, pour plus grande sûreté, que la Partie condamnée parce prémier Juge, puisse en appeller à un Tribunal supérieur, qui examine la sentence, & qui la réforme s'il la trouve mal fondée : Mais il faut que ce Tribunal suprême ait l’Autorité de prononcer définitivement & sans retour ; autrement toute la Procédure sera vaine, & le différend ne pourra se terminer.
La pratique de recourrir au Prince même, en portant sa plainte au pied du Trône, quand la Cause a été jugée en dernier ressort, paroît sujette à de grands inconvéniens. Il est plus aisé de surprendre le Prince, par des raisons spécieuses, qu'une Compagnie de Magistrats versés dans la Connoissance du Droit ; & l’expérience ne montre que trop, quelles sont, dans une Cour, les ressources de la faveur & de l’intrigue. Si cette pratique est autorisée par les Loix de l’État, le Prince doit toûjours craindre que les plaintes ne soient formées dans la vûë de traîner un Procès en longueurs & d'éloigner une juste condamnation. Un Souverain juste & sage ne les admettra qu'avec de grandes précautions ; & s'il casse l’Arrêt dont on se plaint, il ne doit point juger lui-même la Cause, mais, comme il se pratique en France, en commettre la connoissance à un autre Tribunal. Les longueurs ruïneuses de cette procédure, nous autorisent à dire, qu'il est plus convenable & plus avantageux à l’État, d'établir un Tribunal souverain, dont les Arrêts définitifs ne puissent être infirmés par le Prince lui-même. C'est pour la sûreté de la Justice, que le Souverain veille sur la conduite des Juges & des Magistrats, comme il doit veiller sur celle de tous les Officiers de l’État, & qu'il ait le pouvoir de rechercher & de punir les prévaricateurs.
§.166 Le Prince doit garder les formes de la Justice.
Dès que ce Tribunal Souverain est établi, le Prince ne peut toucher à ses Arrêts, & en général il est absolument obligé de garder & maintenir les Formes de la Justice. Entreprendre de les violer, c’est tomber dans la Domination arbitraire, à laquelle on ne peut jamais présumer qu'aucune Nation ait voulu se soumettre.
Lorsque les Formes sont vicieuses, il appartient au Législateur de les réformer. Cette opération, faite ou procurée suivant les Loix fondamentales, sera l’un des plus salutaires bienfaits que le Souverain puisse répandre sur son peuple. Garantir les Citoyens du danger de se ruiner pour la défense de leurs droits, réprimer, étouffer le Monstre de la Chicane, c'est une action plus glorieuse aux yeux du Sage, que tous les exploits d'un Conquérant.
§.167 Le Prince doit maintenir l’Autorité dès Juges, & faire exécuter leurs sentences.
La Justice se rend au nom du Souverain : Le Prince s'en rapporte au jugement des Tribunaux, & il prend avec raison ce qu'ils ont prononcé, pour le droit & la justice. Sa partie, dans cette branche du Gouvernement, est donc de maintenir l’Autorité des Juges, & de faire exécuter leurs sentences ; sans quoi elles seroient vaines & illusoires ; la justice ne seroit point renduë aux Citoyens.
§.168 De la Justice attributive. Distribution des Emplois & des récompenses.
Il est une autre espèce de justice, que l’on nomme attributive, ou distributive. Elle consiste en général à traiter un chacun suivant ses mérites. Cette vertu doit régler dans un État la distribution des Emplois publics, des honneurs & des récompenses. Une Nation se doit prémiérement à elle-même d'encourager les bons Citoyens, d'exciter tout le monde à la vertu, par les honneurs & les récompenses, & de ne confier les Emplois qu'à des sujets capables de les bien desservir. Elle doit aussi aux particuliers la juste attention de récompenser & d'honorer le mérite. Bien qu'un Souverain soit le maître de distribuer ses grâces & les Emplois à qui il lui plaît, & que personne n'ait un droit parfait à aucune Charge ou Dignité ; cependant, un homme qui par une grande application s’est mis en état de servir utilement la Patrie, celui qui a rendu quelque service signalé à l’État, de pareils Citoyens, dis je, peuvent se plaindre avec justice, si le Prince les laisse dans l’oubli, pour avancer des gens inutiles & sans mérite. C'est user envers eux d'une ingratitude condamnable & bien propre à éteindre l’émulation. Il n’est guéres de faute plus pernicieuse, à la longue, dans un État : Elle y introduit un relâchement général, & les affaires, conduites par des mains malhabiles, ne peuvent manquer d'avoir un mauvais succès. Un État puissant se soûtient quelque tems par son propre poids ; mais enfin il tombe dans la décadence, & c'est peut être ici l’une des principales Causes de ces révolutions, que l’on remarque dans les grands Empires. Le Souverain est attentif au choix de ceux qu'il emploie, tant qu'il se sent obligé de veiller à sa conservation & d'être sur ses gardes : Dès qu'il se croit élevé à un point de grandeur & de puissance, qui ne lui laisse plus rien à craindre, il se livre à son caprice, & la faveur distribuë toutes les Places.
§.169 Punition des coupables ; fondement du droit de punir.
La punition des Coupables se rapporte ordinairement à la Justice attributive, dont elle est en effet une branche, entant que le bon ordre demande que l’on inflige aux malfaiteurs les peines qu'ils ont méritées. Mais si on veut l’établir avec évidence, sur ses vrais fondemens, il faut remonter aux principes. Le Droit de punir, qui, dans l’État de Nature, appartient à chaque particulier, est fondé sur le droit de sûreté. Tout homme a le droit de se garentir d'injure, & de pourvoir à sa sûreté par la force, contre ceux qui l’attaquent injustement. Pour cet effet, il peut infliger une peine à celui qui lui fait injure, tant pour le mettre hors d'état de nuire dans la suite, ou pour le corriger que pour contenir, par son exemple, ceux qui seroient tentés de l’imiter. Or quand les hommes s’unissent en Société, comme la Société est désormais chargée de pourvoir à la sûreté de ses membres, tous se dépouillent en sa faveur de leur droit de punir. C’est donc à elle de venger les injures particuliéres, en protégeant les Citoyens. & comme elle est une personne morale, à qui on peut aussi faire injure ; elle est en droit de maintenir sa sûreté, en punissant ceux qui l’offensent ; c'est à dire qu'elle a le droit de punir les délits publics. Voilà d'où vient le droit de Glaive, qui appartient à une Nation, ou à son Conducteur. Quand elle en use contre une autre Nation, elle fait la Guerre ; lorsqu'elle s'en sert à punir un particulier, elle exerce la Justice vindicative. Deux choses sont à considérer, dans cette partie du Gouvernement ; les Loix, & leur exécution.
§.170 Des Loix Criminelles.
Il seroit dangereux d'abandonner entiérement la punition des coupables à la discrétion de ceux qui ont l’autorité en main : les passions pourroient se mêler d'une chose, que la justice & la sagesse doivent seules régler. La peine assignée d'avance à une mauvaise action, retient plus efficacément les méchans, qu'une crainte vague, sur laquelle ils peuvent se faire illusion. Enfin les peuples, ordinairement émus la vûë d'un misérable, sont mieux convaincus de la justice de son supplice, quand c'est la Loi elle-même qui l’ordonne. Tout État policé doit donc avoir ses Loix Criminelles. C’est au Législateur, quel qu’il soit, de les établir avec justice & avec sagesse. Mais ce n’est point ici le lieu d'en donner la théorie générale : Bornons-nous à dire, que chaque Nation doit choisir, en cette matiére comme en toute autre, les Loix qui conviennent le mieux aux Circonstances.
§.171 De la mesure des peines.
Nous ferons seulement une observation, qui est de notre sujet ; elle regarde la mesure des peines. C’est par le fondement même du droit de punir, par la fin légitime des peines, qu'il faut les retenir dans leurs justes bornes. Puisqu'elles sont destinées à procurer la sûreté de l’État & des Citoyens ; elles ne doivent jamais s'étendre au-delà de ce qu'exige cette sûreté. Dire que toute peine est juste, quand le coupable a connu d'avance le châtiment auquel il s’exposoit, c'est tenir un langage barbare, contraire à l’humanité. & à la Loi Naturelle, qui nous défend de faire aucun mal aux autres, à moins qu'ils ne nous mettent dans la nécessité de le leur infliger, pour notre défense & notre sûreté. Toutes les fois donc qu'une espèce de délit n’est pas fort à craindre dans la Société, lorsque les occasions de le commettre sont rares, que les sujets n'y sont pas enclins &c. Il ne convient pas de le réprimer par des peines trop sévères. On doit encore faire attention à la nature du délit, & le punir à-proportion de ce qu'il intéresse la tranquillité publique, le salut de la Société, & de ce qu'il annonce de méchanceté dans le Coupable.
Non-seulement la Justice & l’Equité dictent ces Maximes ; la prudence & l’art de régner ne les recommandent pas moins fortement. L’expérience nous fait voir que l’imagination se familiarise avec les objets qu'on lui présente fréquemment. Si vous multipliez les supplices terribles, les peuples en seront de jour en jour moins frappés ; ils contracteront enfin, comme les Japonnois, un caractère d'atrocité indomptable : Ces spectacles sanglans ne produiront plus l’effet auquel ils sont destinés, ils n'épouvanteront plus les méchans. Il en est de ces exemples comme des honneurs ; un Prince qui multiplie à l’excès les titres & les distinctions, les avilit bien-tôt ; il use mal-habilement l’un des plus puissants & des plus commodes ressorts du Gouvernement. Quand on réfléchit sur la pratique Criminelle des anciens Romains, quand on se rappelle leur attention scrupuleuse à épargner le sang des Citoyens, on ne peut manquer d'être frappé de la facilité avec laquelle il se verse aujourd'hui dans la plûpart des États. La République Romaine étoit-elle donc mal policée ? Voyons-nous plus d'ordre, plus de sûreté parmi nous ? C'est moins l’atrocité des peines, que l’exactitude à les exiger, qui retient tout le monde dans le devoir. & si l’on punit de mort le simple vol, que réservera-t-on pour mettre la vie des Citoyens en sûreté ?
§.172 De l’exécution des Loix.
L'exécution des Loix appartient au Conducteur de la Société. Il est chargé de ce soin, & indispensablement obligé de s'en acquitter avec sagesse. Le Prince veillera donc à faire observer les Loix Criminelles ; mais il n'entreprendra point de juger lui-même les coupables. Outre toutes les raisons, que nous avons alléguées, en parlant des jugemens Civils, qui ont plus de force encore à l’égard des Causes Criminelles ; le personnage de Juge contre un misérable, ne convient point à la Majesté du Souverain, qui doit paroître en tout le Pére de son peuple. C'est une maxime très-sage, & communément reçuë en France, que le Prince doit se réserver toutes les matiéres de grâce, & abandonner aux Magistrats les rigueurs de la justice. Mais cette justice doit s'exercer en son nom & sous son Autorité. Un bon Prince veillera attentivement sur la conduite des Magistrats ; il les obligera à observer scrupuleusement les Formes établies. Il se gardera bien lui-même d'y donner jamais atteinte. Tout Souverain, qui néglige, ou qui viole les formes de la justice, dans la recherche des coupables, marche à grands pas à la Tyrannie : Il n'y a plus de Liberté pour les Citoyens, dès qu'ils ne sont pas assûrés de ne pouvoir être condamnés que suivant les Loix, dans les formes établies, & par leurs Juges ordinaires. L’usage de donner à un accusé des Commissaires, choisis au gré de la Cour, est une invention tyrannique de quelques Ministres, qui abusoient du Pouvoir de leur Maître. C'est par ce moyen irrégulier & odieux, qu'un fameux Ministre réussissoit toûjours à faire périr ses ennemis. Un bon Prince n'y donnera jamais les mains, s'il est assez éclairé pour prévoir l’horrible abus que ses Ministres pourroient en Faire. Si le Prince ne doit pas juger lui-même ; par la même raison, il ne peut aggraver la sentence prononcée par les Juges.
§.173 Du droit de faire grâce.
La nature même du Gouvernement exige que l’exécuteur des Loix ait le pouvoir d'en dispenser, lorsqu'il le peut faire sans faire tort à personne, & en certains cas particuliers, où le bien de l’État exige une exception. De-là vient que le Droit de faire Grâce est un attribut de la Souveraineté. Mais le Souverain dans toute sa conduite, dans ses rigueurs comme dans sa miséricorde ne doit avoir en vûë que le plus grand avantage de la Société : Un Prince sage sçaura concilier la Justice & la Clémence, le soin de la sûreté publique & la charité que l’on doit aux malheureux.
§.174 De la Police.
La Police consiste dans l’attention du Prince & des Magistrats à maintenir tout en ordre. De sages Réglemens doivent prescrire tout ce qui convient le mieux à la sûreté, à l’utilité & à la commodité publique ; & ceux qui ont l’Autorité en mains ne sçauroient être trop attentifs à les faire observer. Le Souverain, par une sage police, accoûtume les peuples à l’ordre & à l’obéissance, il conserve la tranquillité, la paix & la concorde parmi les Citoyens : On attribué aux Magistrats Hollandois des talens singuliers pour la Police leurs Villes & jusqu'à leurs Etablissemens dans les Indes, sont généralement, de tous les pays du Monde, ceux où on la voit le mieux exercée.
§.175 Du Duel, ou des Combats Singuliers.
Les Loix & l’autorité des Magistrats ayant été substituées à la guerre privée, le Conducteur de la Nation ne doit point souffrir que des particuliers entreprennent de se faire justice eux mêmes, lorsqu'ils peuvent recourrir aux Magistrats. Le Duel, ce Combat dans lequel on s'engage pour une querelle particuliére, est un désordre, manifestement contraire au but de la Société. Cette fureur étoit inconnue aux anciens Grecs & Romains, qui ont porté si loin la gloire de leurs armes ; nous la devons à des peuples barbares, qui ne connoissoient d'autre Droit que leur épée. LOUIS XIV mérite les plus grandes louanges, par les efforts qu'il a faits pour abolir un usage si féroce.
§.176 Moyens d'arrêter ce désordre.
Mais comment ne fit-on point observer à ce Prince, que les peines les plus sévères étoient insuffisantes pour guérir la manie du Duel ? Elles n'alloient point à la source du mal : & puisqu'un préjugé ridicule avoit persuadé à toute la Noblesse & aux Gens de Guerre, que l’honneur oblige un homme d'épée à venger par ses mains la moindre injure qu'il aura reçuë ; voilà le principe sur lequel il faudroit travailler. Détruisez ce préjugé, ou enchaînez-le par un motif de la même nature. Pendant qu'un Gentilhomme, en obéissant à sa Loi, se fera regarder de ses égaux comme un lâche, comme un homme deshonoré ; qu'un Officier, dans le même cas, sera forcé de quitter le service ; l’empêcherez vous de se battre, en le menaçant de la mort ? Il mettra, au contraire, une partie de sa bravoure à exposer doublement sa vie, pour se laver d'un affront. & certes, tandis que le préjugé subsiste, tandis qu'un Gentilhomme, ou un Officier, ne peut le heurter sans répandre l’amertume sur le reste de ses jours ; je ne sçai si on peut avec justice punir celui qui est forcé de se soumettre à sa tyrannie, ni s'il est bien coupable en bonne Morale. Cet honneur du monde, faux & chimérique tant qu'il vous plaira, est pour lui un bien très-réel & très nécessaire ; puisque, sans cet honneur, il ne peut vivre avec ses pareils, ni exercer une profession, qui fait souvent son unique ressource. Lors donc qu'un brutal veut lui ravir injustement cette chimère accréditée & si nécessaire ; pourquoi ne pourroit-il pas la défendre, comme il défendroit son bien & sa vie contre un voleur ? De même que l’État ne permet point à un particulier, de chasser, les armes à la main, l’usurpateur de son bien, parceque le Magistrat peut lui en faire justice ; si le Souverain ne veut pas que ce particulier tire l’épée contre celui qui lui fait une insulte, il doit nécessairement faire ensorte, que la patience & l’obéissance du Citoyen insulté ne lui portent point de préjudice. La Société ne peut ôter à l’homme son droit naturel de Guerre contre un aggresseur, qu'en lui fournissant un autre moyen de se garentir du mal qu'on veut lui faire. Dans toutes les occasions où l’Autorité publique ne peut venir à notre sécours, nous rentrons dans nos droits primitifs de défense naturelle. Ainsi un Voyageur peut tuer, sans difficulté, le voleur qui l’attaque dans le grand-Chemin ; parce qu'il implorerait en vain, dans ce moment, la protection des Loix & du Magistrat. Ainsi une fille chaste sera louée, si elle ôte la vie à un brutal, qui voudrait lui faire violence.
En attendant que les hommes se soient défais de cette idée Gothique, que l’honneur les oblige à venger par leurs mains leurs injures personnelles, au mépris même de la Loi ; le moyen le plus sûr d'arrêter les effets de ce préjugé, seroit peut-être de faire une distinction entiére de l’Offensé & de Contribuer ; d'accorder sans difficulté la grâce du prémier, quand il paraîtrait qu'il a été véritablement attaqué en son honneur, & de punir sans miséricorde celui qui l’a outragé. & ceux qui tirent l’épée pour des bagatelles, pour des pointilleries, des piques, ou des railleries qui n’intéressent point l’honneur ; je voudrais qu'ils fussent sévèrement punis. De cette maniére, on retiendrait ces gens hargneux & brutaux, qui souvent mettent les plus sages dans la nécessité de les réprimer. Chacun seroit sur ses gardes, pour éviter d'être considéré comme aggresseur ; & voulant se ménager l’avantage de se battre, s'il le faut, sans encourir les peines portées par la Loi, on se modérerait de part & d'autre, la querelle tomberait d'elle-même & n'aurait point de suites. Souvent un brutal est lâche au fond du cœur ; il fait le rogue, il insulte, dans l’espérance que la rigueur des Loix obligera à souffrir son insolence : Qu’arrive-t-il ? Un homme de cœur s'expose à tout plûtôt que de se laisser insulter ; l’aggresseur n'ose reculer ; & voilà un Combat, qui n'eût jamais eû lieu, si ce dernier eût pu penser, que la même Loi qui le condamne absolvant l’offensé, rien n'empêcherait celui-ci de punir son audace.
A cette prémiére Loi, dont je ne doute point que l’expérience ne montrât bien-tôt l’efficace, il serait bon de joindre les Réglemens suivans :
1°, Puisque la coûtume veut que la Noblesse & les Gens de Guerre marchent toûjours armés, en pleine paix, il faudroit au moins tenir exactement la main à l’observation des Loix qui ne permettent qu'à ces deux Ordres de porter l’épée.
2°, Il seroit à propos d'établir un Tribunal particulier, pour juger sommairement de toutes les affaires d'honneur, entre les personnes de ces deux Ordres. Le Tribunal des Maréchaux de France est déjà en possession de ces fonctions : On pourroit les lui attribuer plus formellement & avec plus d’étenduë. Les Gouverneurs de Province & de Place, avec leur Etat-Major ; les Colonels & Capitaines de chaque Régiment, seroient, pour ce fait, subdélégués de Mess. Les Maréchaux. Ces Tribunaux conféreroient seuls, chacun dans son Département, le droit de porter l’épée : Tout Gentilhomme, à l’âge de 16 ou 18 ans, tout homme de Guerre, à son entrée au Régiment, seroit obligé de paroître devant le Tribunal, pour recevoir l’épée.
3°, Là, en lui remettant l’épée, on lui feroit connoître qu’elle ne lui est confiée que pour la défense de la Patrie, & on pourroit lui donner des idées saines sur l’honneur.
4°, Il me paroît très-important d'ordonner des peines de nature différente, pour les cas différens. On pourroit dégrader de Noblesse & des Armes & punir corporellement quiconque s'oublieroit jusqu'à injurier, de fait ou de paroles, un homme d'épée ; décerner même la peine de mort, suivant l’atrocité de l’injure ; &, selon ma prémiére observation, ne lui faire aucune grâce, si le Duel s'en est ensuivi, en même tems que son Adversaire sera absous de toute peine. Ceux qui se battroient pour des sujets légers, je ne voudrois point les condamner à mort, si ce n'est dans le seul cas où l’auteur de la querelle, j'entens celui qui l’a poussée jusqu'à tirer l’épée ou jusqu'à faire un appel, auroit tué son adversaire. On espére d'échaper à la peine, quand elle est trop sévére ; & d'ailleurs, la peine de mort, en pareil cas, n’est pas regardée comme une flétrissure. Qu'ils soient honteusement dégradés de Noblesse & des armes, privés à jamais, & sans espérance de pardon, du droit de porter l’épée : c’est la peine la plus propre à contenir des gens de cœur. Bien entendu que l’on auroit soin de mettre de la distinction entre les coupables, suivant le dégré de leur faute. Pour ce qui est des roturiers qui ne sont point gens de guerre, leurs querelles entr'eux doivent être abandonnées à l’animadversion des Tribunaux ordinaires, & le sang qu'ils répandront, vengé suivant les Loix communes contre la violence & le meurtre. Il en seroit de même des querelles qui pourroient s'élever entre un roturier & un homme d'épée C'est au Magistrat ordinaire à maintenir l’ordre & la paix entre gens qui ne pourroient point avoir ensemble des Affaires d'honneur. Protéger le peuple contre la violence des gens d'épée ; & le châtier sévèrement, s'il osoit les insulter : Ce seroit encore, comme ce l’est aujourd'hui, la charge du Magistrat.
J’ose croire que ces réglemens & cet ordre, bien observés, étoufferoient un Monstre, que les Loix les plus sévéres n'ont pu contenir. Ils vont à la source du mal, en prévenant les querelles, & ils opposent le vif sentiment d'un honneur véritable & réel, au faux & pointilleux honneur qui fait couler tant de sang. Il seroit digne d'un grand Monarque que d'en faire l’essai : Le succès immortaliseroit son nom ; & la seule tentative lui mériteroit l’amour & la reconnoissance de son peuple.
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