Tout cela pourrait paraître anecdotique. Je crois pourtant que cela nous permet de lever un coin du voile sur la construction jusqu'ici discrète, par le gouvernement Fillon, d'un système de droit d'exception inspiré des philosophies juridiques et constitutionnelles de Carl Schmitt, de Leo Strauss et d'Alexandre Kojève - bref, une philosophie fasciste. Ce gouvernement là, dont la mission est de mater la France durant la tempête financière en cours, et de la dissoudre dans un genre de dictature financière européenne post-westphalienne, sait apparemment de qui s'inspirer pour préparer ce pourquoi il a été embauché.
Depuis les débuts de ce gouvernement, le commun des mortels ne voyait que peu de chose des actes de l'équipe Fillon. Comme je l'avais écris dans l'article précédent :
[...] L'autre méthode consiste à faire voter discrètement et en grand nombre, par des parlements à la botte, des lois apparemment anecdotiques et inextricables pour le commun des mortels, mais constituant in fine un corpus légal tout à fait cohérent, qui correspondra étonnamment bien au projet de dictature corporatiste supranationale paneuropéenne du traité de Lisbonne. Bottom-up et Top-down, en quelque sorte.
C'est ainsi que le gouvernement Fillon travaille, dans l'ombre, bien protégé par le bouclier médiatique sarkozien.
Le Conseil Constitutionnel vient de corriger astucieusement le projet de madame Dati, sans toucher au fond cependant. La partie essentielle pour les fascistes a été supprimée. Laquelle ? La rétroactivité.
Rappel du champ d'application de cette loi :
« Art. 706-53-13. – À titre exceptionnel, les personnes dont il est établi, à l’issue d’un réexamen de leur situation intervenant à la fin de l’exécution de leur peine, qu’elles présentent une particulière dangerosité caractérisée par une probabilité très élevée de récidive parce qu’elles souffrent d’un trouble grave de la personnalité, peuvent faire l’objet à l’issue de cette peine d’une rétention de sûreté selon les modalités prévues par le présent chapitre, à la condition qu’elles aient été condamnées à une peine de réclusion criminelle d’une durée égale ou supérieure à quinze ans pour les crimes, commis sur une victime mineure, d’assassinat ou de meurtre, de torture ou actes de barbarie, de viol, d’enlèvement ou de séquestration.
« Il en est de même pour les crimes, commis sur une victime majeure, d’assassinat ou de meurtre aggravé, de torture ou actes de barbarie aggravés, de viol aggravé, d’enlèvement ou de séquestration aggravé, prévus par les articles 221-2, 221-3, 221-4, 222-2, 222-3, 222-4, 222-5, 222-6, 222-24, 222-25, 222-26, 224-2, 224-3 et 224-5-2 du code pénal.
Donc, sans la rétroaction, cette loi ne commencera à être appliquée que dans quinze ans. Bon.
Mais sur le fond, que vaut-elle ? Comment interprèter cette notion : "[...] elles présentent une particulière dangerosité caractérisée par une probabilité très élevée de récidive parce qu’elles souffrent d’un trouble grave de la personnalité [...]" ?
La réponse vient de la bouche du président lui-même. Il l'a donné lors d'un entretien animé avec le philosophe (discutable) Michel Onfray, avant son élection :
[...] Nicolas Sarkozy: Je me suis rendu récemment à la prison pour femmes de Rennes. J'ai demandé à rencontrer une détenue qui purgeait une lourde peine. Cette femme-là m'a parue tout à fait normale. Si on lui avait dit dans sa jeunesse qu'un jour, elle tuerait son mari, elle aurait protesté : « Mais ça va pas, non ! » Et pourtant, elle l'a fait.
Michel Onfray : Qu'en concluez-vous ?
N. S. : Que l'être humain peut être dangereux. C'est d'ailleurs pour cette raison que nous avons tant besoin de la culture, de la civilisation. Il n'y a pas d'un côté des individus dangereux et de l'autre des innocents. Non, chaque homme est en lui-même porteur de beaucoup d'innocence et de dangers.
M. O. : Je ne suis pas rousseauiste et ne soutiendrais pas que l'homme est naturellement bon. À mon sens, on ne naît ni bon ni mauvais.
On le devient, car ce sont les circonstances qui fabriquent l'homme.
N. S. : Mais que faites-vous de nos choix, de la liberté de chacun ?
M. O. : Je ne leur donnerais pas une importance exagérée. Il y a beaucoup de choses que nous ne choisissons pas. Vous n'avez pas choisi votre sexualité parmi plusieurs formules, par exemple. Un pédophile non plus. Il n'a pas décidé un beau matin, parmi toutes les orientations sexuelles possibles, d'être attiré par les enfants. Pour autant, on ne naît pas homosexuel, ni hétérosexuel, ni pédophile. Je pense que nous sommes façonnés, non pas par nos gènes, mais par notre environnement, par les conditions familiales et socio-historiques dans lesquelles nous évoluons.
N. S. : Je ne suis pas d'accord avec vous. J'inclinerais, pour ma part, à penser qu'on naît pédophile, et c'est d'ailleurs un problème que nous ne sachions soigner cette pathologie. Il y a 1 200 ou 1 300 jeunes qui se suicident en France chaque année, ce n'est pas parce que leurs parents s'en sont mal occupés ! Mais parce que, génétiquement, ils avaient une fragilité, une douleur préalable. Prenez les fumeurs : certains développent un cancer, d'autres non. Les premiers ont une faiblesse physiologique héréditaire. Les circonstances ne font pas tout, la part de l'inné est immense. [...]
C'est selon moi ainsi qu'est entendue, par les concepteurs de cette loi, la notion de trouble grave de la personnalité. La négation d'une détermination sociale (extérieure), l'affirmation d'une détermination génétique (intérieure), l'inexistence affirmée du jugement souverain de l'individu, c'est-à-dire de sa capacité de rédemption, voilà comment Nicolas Sarkozy pense l'homme. C'est par là que passera l'abus.
Si le gouvernement avait suivi la décision du Conseil constitutionnel, j'aurais accepté de bon gré de classer mes soupçons dans la case "Fariboles et Elucubrations". Mais ce gouvernement n'est, hélas, pas surprenant : il a un agenda à respecter, à tout prix.
La preuve ? le président de la République lui-même, furieux, vient de se jeter entièrement dans la bataille pour faire corriger "l'erreur" du Conseil Constitutionnel, en sautant à pieds joints sur l'article 62 de la Constitution Française.
Voici ce qu'en dit le Figaro :
Rétention de sûreté : Sarkozy insiste
M. D. 22/02/2008
Nicolas Sarkozy a affirmé hier que «l 'application immédiate de la rétention de sûreté aux criminels déjà condamnés reste un objectif légitime pour la protection des victimes ».
L'Élysée souhaite rendre possible l'enfermement à vie des criminels dangereux en dépit de la censure partielle de la loi par le Conseil constitutionnel.
Moins de vingt-quatre heures après la censure partielle du projet de loi de Rachida Dati sur l'enfermement à vie des criminels dangereux, le président de la République a lancé hier soir une contre-offensive rarissime sur le terrain du droit. Nicolas Sarkozy a clairement affirmé, dans un communiqué, que «l 'application immédiate de la rétention de sûreté aux criminels déjà condamnés reste un objectif légitime pour la protection des victimes». Clairement, il s'agit de contourner la décision prononcée jeudi soir par le Conseil constitutionnel.
L'article 62 de la Constitution, stipule qu'«une disposition déclarée inconstitutionnelle ne peut être promulguée ni mise en application» et que les décisions du Conseil constitutionnel «ne sont susceptibles d'aucun recours et s'imposent aux pouvoirs publics et à toutes les autorités administratives et juridictionnelles».
La voie choisie par le chef de l'État pour imposer l'application immédiate de cette loi passe par la plus haute hiérarchie judiciaire. Nicolas Sarkozy se tourne vers le premier président de la Cour de cassation, Vincent Lamanda. À lui «d'examiner la question et de faire toutes les propositions nécessaires». Dès hier soir, l'option choisie par le chef suscitait de vives réserves de la part des syndicats de magistrats.
Commission de trois magistrats
Auparavant, les explications de texte avaient marqué la journée autour de la décision du Conseil constitutionnel : dans un arrêt qualifié de «sophistiqué» par plusieurs magistrats, les Sages avaient donné leur feu vert à l'enfermement à vie d'individus déjà condamnés, mais ils se sont opposés à la mise en œuvre immédiate.
En l'état, «l'application de cette loi ne serait pas avant 2023», résume le professeur de droit constitutionnel Dominique Rousseau à la lecture de l'arrêt : les personnes actuellement en détention ne peuvent, en effet, pas se voir appliquer cette mesure. Et comme le texte prévoit que les délinquants concernés seront les condamnés à quinze ans de réclusion ou plus, cela amène effectivement à l'année 2023. Selon Dominique Rousseau, le Conseil constitutionnel « s'est montré extrêmement habile en ne censurant pas la loi mais en la rendant inapplicable dans l'immédiat».
De fait, seuls les criminels qui seront condamnés à partir de la promulgation de la loi donc à partir de cette année pourront être enfermés à vie si leur dangerosité, à l'issue de leur incarcération, présente toujours un risque aux yeux des professionnels. Une commission de trois magistrats décidera de ce placement en rétention à l'issue de la peine de prison. Prévue initialement pour un an, cette période de sûreté pourra être ensuite renouvelée indéfiniment.
Le ministère de la Justice avait annoncé pour l'été prochain l'ouverture d'un premier centre expérimental à Fresnes (Val-de-Marne).
Selon un document publié jeudi, 32 détenus dangereux et libérables prochainement étaient potentiellement concernés par cette mesure, mais il s'agissait alors de la mouture la plus large de la loi.
Et ce qu'en dit Le Monde :
Rétention de sûreté : Nicolas Sarkozy appelle la Cour de cassation à la rescousse
LEMONDE.FR avec AFP et Reuters | 22.02.08
Au lendemain de la censure partielle par le Conseil constitutionnel de la loi sur la rétention de sûreté, Nicolas Sarkozy a demandé au premier président de la Cour de cassation, vendredi 22 février, de lui faire "toutes les propositions" pour permettre "une application immédiate" du texte. "L'application immédiate de la rétention de sûreté aux criminels déjà condamnés (...) reste un objectif légitime pour la protection des victimes", a assuré le porte-parole de l'Elysée, David Martinon, dans un communiqué faisant part de la décision du chef de l'Etat de se tourner vers la Cour de cassation.
La loi permettant la détention illimitée de criminels supposés dangereux a été validée dans son principe, mais les Sages en ont cependant limité l'impact. Entre autres restrictions, le Conseil a pratiquement interdit son application aux condamnés actuels et aux personnes condamnées pour des faits commis avant la publication de la loi.
L'annonce de la décision présidentielle a provoqué la stupéfaction de l'Union syndicale des magistrats (USM), majoritaire dans la profession. "C'est une décision ahurissante, unique dans l'histoire de la Ve République", a estimé son secrétaire général, Laurent Bedouet. "Jamais un président n'a demandé au président de la Cour de cassation comment contourner une décision du Conseil constitutionnel", a-t-il ajouté. Il a rappelé l'article 62 de la Constitution, qui stipule que les décisions du Conseil constitutionnel ne sont susceptibles d'aucun recours.
Fort bien. Voici donc un président de la République tout-à-fait disposé à trahir la constitution quand ça l'arrange. Cela commence à faire beaucoup, non ?
Serait-il temps de commencer à envisager la destitution ?