30 janvier 2008
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17:00
ELLIOTT ROOSEVELT
MON PERE M'A DIT...
MON PERE M'A DIT...
(As He Saw It)
Chapitre XI : CONCLUSION (autres chapitres ici)
Funérailles nationales du président Franklin Delano Roosevelt
L'oeuvre de construction d'une paix mondiale était commencée, et même très bien commencée. Pourtant, pendant les mois qui suivirent la mort de Franklin Roosevelt, ce commencement de réalisation qu'on lui devait fut remis en question. Cette dernière expression est d'ailleurs un euphémisme. Peut-être faudrait-il lire plutôt : On est en train de perdre la paix.
On peut trouver un peu partout des preuves à l'appui de cette déclaration toute simple. « Il n'y a pas de paix ! » s'écrie Walter Lippman. Les journaux publient des articles sur certaines bases aériennes avancées dans le secteur oriental de notre zone d'occupation en Allemagne, et racontent comment notre aviation se reconstruit, remplaçant les « archaïques » P-51 par des avions-fusées ultra-rapides. Une question se pose, qui réclame une réponse : Pourquoi ?
Songeons aussi à la suspicion qu'entretient notre folle obstination à garder jalousement le secret de la bombe atomique, lequel d'ailleurs n'est qu'un secret de polichinelle, ainsi que les savants qui ont participé à l'élaboration du projet Manhattan le déclarent ouvertement. Pourtant, nous serrons sur notre sein ce jouet meurtrier afin de le mettre à l'abri de la curiosité de nos alliés « indignes de confiance » ; nous le confions de préference à la garde d'hommes en uniforme, tout comme si nous étions un Etat militariste, et non point, comme le voulaient les fondateurs des Etats-Unis, une démocratie civile.
On pourrait multiplier aisément les exemples. Notre devoir est de découvrir les raisons profondes de cet état de choses. Pourquoi est-on en train de perdre la paix ? Pourquoi entend-on, dans les cocktail-parties de Washington, des propos à peine déguisés sur la guerre contre l'Union Soviétique « de préférence avant 1948 », c'est-à-dire avant que les Russes puissent perfectionner à leur façon l'arme atomique. Pourquoi les journalistes peuvent-ils écrire : « Chaque homme d'Etat en Europe a derrière la tête cette idée fixe, dominante, qu'il faut agir comme s'il devait y avoir une guerre entre la Russie et la Grande-Bretagne, dans laquelle toutes les autres nations seraient entraînées »? Nous devons trouver quels sont ces hommes d'Etat. Nous devons lutter contre leur idée fixe. Nous devons lutter pour cette paix mondiale qui semblait assurée au moment de notre victoire sur le Japon, succédant à celle sur l'Allemagne.
Et, pour mener à bien cette tâche, il faut d'abord répondre à cette question : Que s'est-il donc passé ? Pourquoi avons-nous quitté le chemin de la paix et nous sommes-nous laissés entraîner dans la direction opposée ?
Je crois qu'il y a là un fait qui, bien compris, permet d'expliquer et de juger toute l'évolution politique de l'après-guerre. Et ce fait, c'est que le jour où mourut Franklin Roosevelt, les forces de progrès dans le monde civilisé ont perdu leur défenseur le plus influent et le plus convaincant. A sa mort, la voix qui se prononçait le plus nettement pour l'unité entre les divers peuples du monde s'est tue. Bien plus, Roosevelt fut aux yeux des gens, un peu partout dans le monde, le symbole de l'Amérique et de la liberté ; à son nom s'attachait leur espoir de libération et d'un monde nouveau de paix et d'abondance. En même temps que mourait le Président Roosevelt, mourait aussi un peu de leur espoir et de leur foi. De toute évidence, aucun individu, aussi grand chef international qu'il soit, ne saurait influencer, par son existence ou par sa mort, qu'un bref moment de l'Histoire. Mais dans le cas présent, la mort d'un homme marquait pour ce bref moment l'arrêt des forces qui travaillent pour le progrès, pour la marche en avant, pour le renforcement de l'idée que la guerre n'a pas été faite, après tout, uniquement pour maintenir le statu quo. Les amis du progrès ayant abandonné la place, ce sont leurs adversaires, les ennemis du progrès, les champions du monde qui fut, les défenseurs de la réaction qui ont rempli le vide. Il n'est pas difficile de citer des cas particuliers à l'appui de cette thèse. Au cours de ce livre, j'ai évoqué certains plans élaborés par l'architecte de notre victoire totale, en collaboration avec d'autres dirigeants, plans dont je puis parler en connaissance de cause puisque j'ai assisté moi-même à leur discussion. Ces ans contiennent une promesse. Confrontons cette promesse avec les faits. Que constatons-nous ?
Prenons l'exemple de la Chine. Au Caire, Franklin. Roosevelt avait arraché une promesse au commandant en chef, à ce féodal qui était aussi en fait le dirigeant de la Chine : la promesse de former un gouvernement vraiment représentatif, en réalisant l'union nationale, et cela avant la cessation des hostilités. Le généralissime chinois s'était également engagé à organiser, le plus vite possible, des élections nationales sous l'égide de ce nouveau gouvernement, plus démocratique.
Certes, la réalisation de cette promesse était soumise à deux conditions posées par Tchang. D'abord, que mon père obtiendrait du gouvernement soviétique une assurance formelle que la Mandchourie serait rendue à la Chine, que les futures frontières de la République chinoise seraient respectées, que les Soviets n'interviendraient pas dans la politique intérieure de ce pays. La seconde condition était que les Etats-Unis soutiendraient les Chinois, qui réclamaient, après la guerre, l'abolition des droits exterritoriaux des Anglais à Hong-Kong, à Canton et à Shanghai. Afin de mieux garantir cette condition, il fut promis à Tchang que seuls les navires de guerre américains entreraient dans ces trois ports, ainsi que dans les autres ports chinois, et que les navires anglais en seraient exclus dès que la résistance japonaise aurait cessé.
Les faits ? L'envoyé spécial de mon père, Pat Hurley, fit du bon travail. L'Union Soviétique donna toutes les assurances qu'on lui demandait et, depuis, resta en fait fidèle à la lettre et à l'esprit de cet accord. Ce fut alors aux Etats-Unis d'en remplir les conditions. Nous n'en fîmes rien. Les premiers navires qui entrèrent dans les ports chinois, après la victoire, furent des navires britanniques. L'ordre qui les écartait de ces ports fut « retenu » quelque part, selon toute probabilité au Département d'Etat.
Le résultat ? En face de ce manquement de parole, Tcheng, à son tour, manqua à la sienne. Le tableau qu'offre la Chine n'est pas celui du progrès, mais celui d'une réaction persistante. Lé gouvernement n'est pas un gouvernement d'union nationale où tous les partis seraient représentés, mais un gouvernement despotique avec la famine en bas, la corruption et le cynisme en haut.
Les questions coloniales offrent un contraste plus frappant encore entre la promesse et la réalité. Prenons l'exemple des Indes Orientales Néerlandaises, auxquelles la reine Wilhelmine s'était engagée à octroyer aussitôt après la cessation des hostilités, un statut de dominion, première étape vers l'indépendance que le peuple lui-même devait voter dans un avenir assez proche. Cet engagement, il est vrai, avait été pris, étant entendu que ces riches colonies seraient libérées par les troupes américaines. Or, à la grande surprise de tous, les Anglais, craignant les effets, dans leurs propres colonies, de la proclamation de l'indépendance à Java, firent brusquement irruption dans les Indes Orientales Néerlandaises et utilisèrent le matériel de guerre américain livré en prêt-bail pour réprimer avec la dernière cruauté les tentatives de ces peuples pour reconquérir leur indépendance.
Et pendant ce temps, en Amérique, nous faisions... nous ne faisions absolument rien. Examinons aussi le cas de l'Indochine française. Que de fois mon père n'a-t-il pas dit que cette colonie, libérée en grande partie par les troupes et le matériel américain, ne devrait pas être rendue à la France uniquement pour continuer à servir de vache à lait à ses impérialistes comme c'était le cas pendant des dizaines d'années. Pourtant, lorsque les troupes coloniales britanniques occupèrent le pays, elles amenèrent avec elles des soldats et des administrateurs français. Vite ! Battons le fer pendant qu'il est chaud ! Remettons la colonie aux intérêts impérialistes communs, pendant que personne ne nous observe.
Tous ces exemples, pour importants et significatifs qu'ils soient, sont pourtant bien peu de chose auprès du fait évident que le progrès a été battu en brèche par la réaction. Et l'on assiste à l'effondrement de l'unité des Trois Grands, de cette unité qui est le fondement de la paix. Franklin Roosevelt tailla cette pierre angulaire et la mit en place. Depuis, bien des gens se sont employés à l'ébrécher, avec l'espoir de la voir bientôt tomber en poussière.
A la tête des saboteurs de l'unité internationale se trouvent les hommes qui rejettent le principe du droit de veto. Ce sont ces hommes qui, par ignorance ou par cupidité, n'admettent pas l'idée que, dans un monde dominé par les Etats-Unis, l'Union Soviétique et l'Angleterre, il est indispensable que ces trois puissances travaillent de concert si l'on veut sauvegarder la paix. Il ne suffit pas non plus d'affirmer que les Russes sont si obstinés et si avides qu'aucun pays qui se respecte ne saurait maintenir d'alliance avec eux sans être obligé — ô horreur ! — de leur faire de constantes concessions. Pourtant cet argument ne saurait être retenu, car le monde a vu que l'unité des Trois Grands est une chose possible ; il a pu observer ce fait avec satisfaction pendant de longs mois, et notamment durant la conférence des ministres des Affaires étrangères à Moscou, en décembre 1945 et en janvier 1946. Ce n'est qu'après la conférence, lorsque des clameurs s'élevèrent chez nous, accusant Byrnes d'avoir vendu les Etats-Unis, lorsque, à l'appel d'hommes comme Vandenberg au Sénat, ou du chœur Hearst-Roy-Howard-Mc Cormick dans la presse, une campagne fut déclenchée avec le mot d'ordre : « Il faut être ferme avec la Russie! », que la cause de l'unité fut compromise.
Qu'avait donc fait Byrnes de si terrible à Moscou ? Il avait simplement envisagé la possibilité de placer la bombe atomique sous le contrôle des Nations-Unies. Car Byrnes était suffisamment lucide pour se rendre compte que rien ne pouvait susciter autant la méfiance à l'égard de l'Amérique, riche et puissante, dans l'esprit de nos alliés de guerre (qui devaient rester nos alliés dans la paix), que le fait que nous gardions le secret de l'arme la plus redoutable qui soit. Pourquoi agissions-nous ainsi ? Contre qui comptions-nous nous en servir ?
Eh bien, Byrnes a, semble-t-il, profité de la leçon. Deux mois plus tard, comme obéissant à une voix intérieure, il était prêt à mettre en application sa propre version de la formule « il faut être ferme avec la Russie ». Par une curieuse coïncidence, à une semaine de là, Winston Churchill qui avait combattu inlassablement depuis l'automne 1942, jusqu'à l'hiver 1943-1944 le plan du débarquement à l'ouest de l'Europe, et qui avait constamment réclamé que fût modifiée la stratégie des alliés afin d'amener nos troupes à traverser les massifs montagneux qu'il appelait sans rire « le bas-ventre vulnérable de l'Europe », prononça à Fulton, dans le Missouri, un discours qui constituait une attaque violente contre la Russie. Churchill s'était efforcé de déplacer le poids de l'offensive de façon à protéger les intérêts britanniques dans les Balkans et l'Europe centrale contre son allié russe, au risque de retarder la victoire. A Fulton, il lançait un ballon d'essai en vue d'une guerre ouverte contre son ancien allié. A l'époque où il proposait une alliance militaire anglo-américaine, il ne pouvait ignorer que les chefs de l'état-major interallié continuaient à se réunir régulièrement à Washington, bien que la guerre fût terminée depuis de longs mois, comme ils le font d'ailleurs encore.
L'effondrement progressif de cette unité des Trois Grands, qui est pourtant une nécessité vitale, a commencé en réalité dès avant la fin de la guerre. Trois mois avant la défaite de l'Allemagne, les ministres des Affaires étrangères et les ministres de la Guerre des Trois Grands commencèrent à faire la navette entre Londres, Washington et Moscou, rédigeant des mémorandums sur les conditions de la capitulation. Après quelques discussions, un projet fut enfin adopté. Un exemplaire de celui-ci fut envoyé au maréchal Joukov, à Moscou. Par contre le texte n'en fut communiqué au général Eisenhower à SHAEF, ni de Londres, ni de Washington. En fait, les termes de la capitulation employés par lui finalement avaient été rédigés par son chef d'état-major, le général Bedell-Smith, pour cette bonne raison qu'il ignorait l'existence d'un tel document. Faut-il s'étonner, dès lors, que les Soviets se soient sentis offensés ? Ou qu'ils en aient voulu aux Américains et aux Anglais de ne pas avoir retiré rapidement leurs troupes des territoires qui ne faisaient pas partie de leur zone d'occupation, ainsi que cela avait été convenu à Yalta ? Ou qu'au moment où j'écris ces lignes, ils soient blessés de voir que les forces d'occupation anglaises et américaines ne font aucun effort spécial pour exécuter le plan des réparations également établi à Yalta?
Tous ces événements ne pouvaient manquer de provoquer une réaction au Kremlin. Il ne fait pas de doute que, depuis la victoire en Europe, Staline et ses conseillers ont décidé que, puisque la désunion des Alliés va en s'accentuant, il leur faut au plus vite songer à consolider leur barrière pour parer à toute éventualité. Les rideaux de fer ne poussent pas tous seuls. Il y a toujours une raison à leur origine. Si un Churchill peut parler d'un rideau de fer en Europe, un Staline peut, de son côté, indiquer les raisons qui rendent ce rideau nécessaire. Malheureusement, la politique internationale étant ce qu'elle est, la logique est remplacée par des formules telles que : « N'en faites-vous pas autant ? » Dans mon effort pour découvrir les causes profondes de la situation critique actuelle, je ne vois que ceci : les Etats-Unis et la Grande-Bretagne ont été les premiers à brandir un poing ganté de fer et à abroger les décisions prises en commun.
Il faut noter aussi qu'au moment où, les armes s'étant tues, le monde se réorganisait, nous avons failli à notre tâche primordiale qui était de jouer le rôle de médiateur entre la Grande-Bretagne et l'Union Soviétique, seuls pays dont les intérêts de sécurité s'opposent aujourd'hui. Au lieu d'arbitrer ces différends, comme mon père s'est toujours efforcé de le faire, nous nous rangeâmes du côté de l'une des parties. Bien pis, nous ne nous plaçâmes pas aux côtés de l'Angleterre, nous nous plaçâmes derrière elle.
Ainsi, dans le cas tragique de la Grèce, quand les soldats britanniques, en dépit de la protestation ouverte du peuple anglais, tiraient de sang-froid sur les antifascistes grecs, nous nous rangeâmes derrière le Foreign Office en déclarant vraiment démocratique une élection qui n'était qu'une dérision. De même, en Turquie, nous favorisâmes les desseins des Anglais en amenant la Turquie, qui ne résistait d'ailleurs pas beaucoup, à s'opposer à toute demande soviétique tendant à établir un contrôle conjoint des Dardanelles. Géographiquement, deux pays contrôlent les Dardanelles : la Grèce et la Turquie. En soutenant les Anglais lorsqu'ils imposent des conditions antisoviétiques au sujet de ces détroits, dont l'importance est capitale, nous renions une fois de plus le principe de l'unité des Trois Grands.
Il y a aussi le cas de l'Iran. Là, on pourrait parler de comédie si la situation créée n'inspirait pas plutôt de l'amertume. Le Conseil de Sécurité des Nations-Unies — sans égard pour les désirs du gouvernement iranien, sous l'influence anglo-américaine — continuait de considérer le problème de l'Iran comme s'il représentait une menace sérieuse pour la paix. Le déroulement des faits fut très simple : la Grande-Bretagne gardait jalousement le contrôle de ses concessions de puits de pétrole dans le Sud de l'Iran dans la proportion de cinquante et un à quarante-neuf, la part du lion étant évidemment réservée au Lion britannique. Quand l'Union Soviétique se risqua à réclamer une part de cinquante-cinq our cent pour les concessions du Nord de l'Iran (il ne faut pas oublier que l'Iran est tout près des gisements de pétrole russes de Bakou), on assista, au Conseil de Sécurité de l'O.N.U., à une journée de débats antisoviétique sur cette question. Partout, aux Etats-Unis, les journalistes et les commentateurs s'accordaient pour déclarer que les Russes avaient des visées impérialistes, si bien que le public, à force de lire et d'entendre si souvent cette fausse présentation des faits, fut presque prêt à l'accepter.
Le cas de l'Iran n'est important que parce qu'il est significatif. Il montre qu'un petit groupe d'hommes décidés, à Londres et à Washington, s'applique à créer une atmosphère de haine de guerre contre les Russes, oubliant que ce sont les Russes qui ont supporté le choc de la puissance militaire du Reich, que ce sont eux aussi qui ont brisé cette puissance, démontrant une fois pour toutes leur importance dans la coalition pour la paix.
Si je parle avec une telle vivacité, c'est que j'ai acquis, dans une certaine mesure — très faible d'ailleurs — le droit de le faire, puisque j'ai travaillé et effectué des vols avec des hommes que la guerre a tués en trop grand nombre. Il n'est pas agréable de constater que, si peu de temps après, on a déjà oublié ce qu'ils avaient fait, par la faute d'hommes qu'on n'avait jamais vus, depuis Pearl-Harbour, là où ils auraient dû être. Il n'est pas agréable de constater que la voix qui se fait le mieux entendre aujourd'hui est celle de ce nouvel « internationaliste », de ce membre du Congrès aux yeux de qui l'internationalisme est une combinaison internationale destinée à faire éclater une troisième guerre mondiale contre l'un de nos alliés de la se guerre mondiale.
J'ai parlé tout à l'heure d'un « petit groupe d'hommes décidés » et j'ai ajouté qu'ils se trouvaient en partie à Washington. J'aurais dû peut-être m'exprimer d'une façon plus explicite. Je pense à des professionnels du Département d'Etat en qui mon père n'eut jamais confiance et parmi lesquels il faut comprendre ces hommes qu'on appelle à tort nos « experts » des affaires étrangères. Je pense à ces réactionnaires qu'on trouve dans les deux grands partis du Congrès, à ces hommes qui estiment plus important de décider de quel côté le pays devra se ranger à l'avenir, que de collaborer pour l'avenir. Je faisais allusion à nos champions de la « liberté de la presse », de cette presse qui lutte héroïquement pour la liberté de l'irresponsabilité ». Je pense à ceux qui vitupèrent le principe de l'unité des Trois Grands et qui proclament que le droit de veto est un « système vicieux »
Je pense aussi à ceux qui ont ramené notre politique étrangère au niveau de la bombe atomique, à ces militaires qui, soucieux seulement de leur carrière, sont prêts d'ores et déjà à condamner notre civilisation à périr sous une masse de décombres.
J'ai exprimé mon opinion en disant que la coutume et la tradition américaines s'opposent à ce que le destin de notre nation soit confié à des militaires. Ce n'est pas par pure coïncidence, j'en suis sûr, qu'il a été stipulé que le Président — civil par tradition — doit être le commandant en chef de l'armée et de la marine. Or, nous sommes bien obligés de constater que notre diplomatie d'après guerre est passée entre les mains des militaires. Je ne formule pas de critiques à l'égard de l'oeuvre accomplie par Marshall en Orient, pas plus qu'au sujet du général Bedell-Smith, à Moscou. Je ne nie pas non plus que l'amiral Leahy soit le meilleur conseiller qu'un président ait jamais eu en matière de diplomatie. Mais je veux souligner que des postes diplomatiques aussi importants devraient être confiés à des civils, qu'une démocratie pacifique comme les Etats-Unis d'Amérique ne devrait pas faire appel aux soldats pour l'informer et la diriger dans les affaires internationales. Les personnalités militaires devraient, lorsqu'elles entrent dans l'arène de la politique intérieure ou extérieure, se séparer d'abord complètement de l'armée et se retirer dans la vie civile.
Le danger d'une diplomatie militaire est évident. Les militaires commandent l'armée, et une armée n'est un facteur de progrès que dans la mesure où elle est l'instrument d'une politique étrangère de progrès. En conséquence, aucun homme, quelque compétent ou large d'esprit qu'il soit, ne devrait pouvoir contrôler à la fois la politique étrangère et l'armée. Le comportement de nos soldats à l'étranger apporte une preuve intéressante à l'appui de cette thèse. Aussi longtemps que les G.I.'s furent convaincus qu'ils contribuaient à gagner la guerre, dans l'ensemble, ils renonçaient joyeusement et presque sans murmurer — à de rares exceptions près — au plaisir et au confort de leur foyer, à la vie de famille, pour assumer la responsabilité de lutter et de vaincre. Aucune manifestation de G.I.'s réclamant leur retour au pays n'eut lieu avant la conférence de Potsdam, c'est-à-dire lorsque la démocratie semblait avoir encore — et avait effectivement — une tâche bien déterminée à remplir, puisqu'il s'agissait d'administrer un nid de fascisme conquis. Mais dès qu'il apparut que ce pour quoi ils avaient combattu — et avant tout la « paix pour de nombreuses générations », assurée au monde par l'accord des Trois Grands à Téhéran -- était en train de se perdre, la clameur qui s'éleva de Paris à Tokyo fut enregistrée très nettement à Washington.
Je tiens à souligner clairement que je ne suis pas opposé à l'idée de garder un nombre important d'Américains sous les armes. Au contraire, j'en suis partisan, à condition que cette armée soit employée comme élément des forces de sécurité prévues par la Charte des Nations Unies et que cette organisation soit basée sur le principe qui est à son origine, c'est-à-dire une unité toujours plus étroite des Trois Grands.
J'en arrive à cette question :
On peut trouver un peu partout des preuves à l'appui de cette déclaration toute simple. « Il n'y a pas de paix ! » s'écrie Walter Lippman. Les journaux publient des articles sur certaines bases aériennes avancées dans le secteur oriental de notre zone d'occupation en Allemagne, et racontent comment notre aviation se reconstruit, remplaçant les « archaïques » P-51 par des avions-fusées ultra-rapides. Une question se pose, qui réclame une réponse : Pourquoi ?
Songeons aussi à la suspicion qu'entretient notre folle obstination à garder jalousement le secret de la bombe atomique, lequel d'ailleurs n'est qu'un secret de polichinelle, ainsi que les savants qui ont participé à l'élaboration du projet Manhattan le déclarent ouvertement. Pourtant, nous serrons sur notre sein ce jouet meurtrier afin de le mettre à l'abri de la curiosité de nos alliés « indignes de confiance » ; nous le confions de préference à la garde d'hommes en uniforme, tout comme si nous étions un Etat militariste, et non point, comme le voulaient les fondateurs des Etats-Unis, une démocratie civile.
On pourrait multiplier aisément les exemples. Notre devoir est de découvrir les raisons profondes de cet état de choses. Pourquoi est-on en train de perdre la paix ? Pourquoi entend-on, dans les cocktail-parties de Washington, des propos à peine déguisés sur la guerre contre l'Union Soviétique « de préférence avant 1948 », c'est-à-dire avant que les Russes puissent perfectionner à leur façon l'arme atomique. Pourquoi les journalistes peuvent-ils écrire : « Chaque homme d'Etat en Europe a derrière la tête cette idée fixe, dominante, qu'il faut agir comme s'il devait y avoir une guerre entre la Russie et la Grande-Bretagne, dans laquelle toutes les autres nations seraient entraînées »? Nous devons trouver quels sont ces hommes d'Etat. Nous devons lutter contre leur idée fixe. Nous devons lutter pour cette paix mondiale qui semblait assurée au moment de notre victoire sur le Japon, succédant à celle sur l'Allemagne.
Et, pour mener à bien cette tâche, il faut d'abord répondre à cette question : Que s'est-il donc passé ? Pourquoi avons-nous quitté le chemin de la paix et nous sommes-nous laissés entraîner dans la direction opposée ?
Je crois qu'il y a là un fait qui, bien compris, permet d'expliquer et de juger toute l'évolution politique de l'après-guerre. Et ce fait, c'est que le jour où mourut Franklin Roosevelt, les forces de progrès dans le monde civilisé ont perdu leur défenseur le plus influent et le plus convaincant. A sa mort, la voix qui se prononçait le plus nettement pour l'unité entre les divers peuples du monde s'est tue. Bien plus, Roosevelt fut aux yeux des gens, un peu partout dans le monde, le symbole de l'Amérique et de la liberté ; à son nom s'attachait leur espoir de libération et d'un monde nouveau de paix et d'abondance. En même temps que mourait le Président Roosevelt, mourait aussi un peu de leur espoir et de leur foi. De toute évidence, aucun individu, aussi grand chef international qu'il soit, ne saurait influencer, par son existence ou par sa mort, qu'un bref moment de l'Histoire. Mais dans le cas présent, la mort d'un homme marquait pour ce bref moment l'arrêt des forces qui travaillent pour le progrès, pour la marche en avant, pour le renforcement de l'idée que la guerre n'a pas été faite, après tout, uniquement pour maintenir le statu quo. Les amis du progrès ayant abandonné la place, ce sont leurs adversaires, les ennemis du progrès, les champions du monde qui fut, les défenseurs de la réaction qui ont rempli le vide. Il n'est pas difficile de citer des cas particuliers à l'appui de cette thèse. Au cours de ce livre, j'ai évoqué certains plans élaborés par l'architecte de notre victoire totale, en collaboration avec d'autres dirigeants, plans dont je puis parler en connaissance de cause puisque j'ai assisté moi-même à leur discussion. Ces ans contiennent une promesse. Confrontons cette promesse avec les faits. Que constatons-nous ?
Prenons l'exemple de la Chine. Au Caire, Franklin. Roosevelt avait arraché une promesse au commandant en chef, à ce féodal qui était aussi en fait le dirigeant de la Chine : la promesse de former un gouvernement vraiment représentatif, en réalisant l'union nationale, et cela avant la cessation des hostilités. Le généralissime chinois s'était également engagé à organiser, le plus vite possible, des élections nationales sous l'égide de ce nouveau gouvernement, plus démocratique.
Certes, la réalisation de cette promesse était soumise à deux conditions posées par Tchang. D'abord, que mon père obtiendrait du gouvernement soviétique une assurance formelle que la Mandchourie serait rendue à la Chine, que les futures frontières de la République chinoise seraient respectées, que les Soviets n'interviendraient pas dans la politique intérieure de ce pays. La seconde condition était que les Etats-Unis soutiendraient les Chinois, qui réclamaient, après la guerre, l'abolition des droits exterritoriaux des Anglais à Hong-Kong, à Canton et à Shanghai. Afin de mieux garantir cette condition, il fut promis à Tchang que seuls les navires de guerre américains entreraient dans ces trois ports, ainsi que dans les autres ports chinois, et que les navires anglais en seraient exclus dès que la résistance japonaise aurait cessé.
Les faits ? L'envoyé spécial de mon père, Pat Hurley, fit du bon travail. L'Union Soviétique donna toutes les assurances qu'on lui demandait et, depuis, resta en fait fidèle à la lettre et à l'esprit de cet accord. Ce fut alors aux Etats-Unis d'en remplir les conditions. Nous n'en fîmes rien. Les premiers navires qui entrèrent dans les ports chinois, après la victoire, furent des navires britanniques. L'ordre qui les écartait de ces ports fut « retenu » quelque part, selon toute probabilité au Département d'Etat.
Le résultat ? En face de ce manquement de parole, Tcheng, à son tour, manqua à la sienne. Le tableau qu'offre la Chine n'est pas celui du progrès, mais celui d'une réaction persistante. Lé gouvernement n'est pas un gouvernement d'union nationale où tous les partis seraient représentés, mais un gouvernement despotique avec la famine en bas, la corruption et le cynisme en haut.
Les questions coloniales offrent un contraste plus frappant encore entre la promesse et la réalité. Prenons l'exemple des Indes Orientales Néerlandaises, auxquelles la reine Wilhelmine s'était engagée à octroyer aussitôt après la cessation des hostilités, un statut de dominion, première étape vers l'indépendance que le peuple lui-même devait voter dans un avenir assez proche. Cet engagement, il est vrai, avait été pris, étant entendu que ces riches colonies seraient libérées par les troupes américaines. Or, à la grande surprise de tous, les Anglais, craignant les effets, dans leurs propres colonies, de la proclamation de l'indépendance à Java, firent brusquement irruption dans les Indes Orientales Néerlandaises et utilisèrent le matériel de guerre américain livré en prêt-bail pour réprimer avec la dernière cruauté les tentatives de ces peuples pour reconquérir leur indépendance.
Et pendant ce temps, en Amérique, nous faisions... nous ne faisions absolument rien. Examinons aussi le cas de l'Indochine française. Que de fois mon père n'a-t-il pas dit que cette colonie, libérée en grande partie par les troupes et le matériel américain, ne devrait pas être rendue à la France uniquement pour continuer à servir de vache à lait à ses impérialistes comme c'était le cas pendant des dizaines d'années. Pourtant, lorsque les troupes coloniales britanniques occupèrent le pays, elles amenèrent avec elles des soldats et des administrateurs français. Vite ! Battons le fer pendant qu'il est chaud ! Remettons la colonie aux intérêts impérialistes communs, pendant que personne ne nous observe.
Tous ces exemples, pour importants et significatifs qu'ils soient, sont pourtant bien peu de chose auprès du fait évident que le progrès a été battu en brèche par la réaction. Et l'on assiste à l'effondrement de l'unité des Trois Grands, de cette unité qui est le fondement de la paix. Franklin Roosevelt tailla cette pierre angulaire et la mit en place. Depuis, bien des gens se sont employés à l'ébrécher, avec l'espoir de la voir bientôt tomber en poussière.
A la tête des saboteurs de l'unité internationale se trouvent les hommes qui rejettent le principe du droit de veto. Ce sont ces hommes qui, par ignorance ou par cupidité, n'admettent pas l'idée que, dans un monde dominé par les Etats-Unis, l'Union Soviétique et l'Angleterre, il est indispensable que ces trois puissances travaillent de concert si l'on veut sauvegarder la paix. Il ne suffit pas non plus d'affirmer que les Russes sont si obstinés et si avides qu'aucun pays qui se respecte ne saurait maintenir d'alliance avec eux sans être obligé — ô horreur ! — de leur faire de constantes concessions. Pourtant cet argument ne saurait être retenu, car le monde a vu que l'unité des Trois Grands est une chose possible ; il a pu observer ce fait avec satisfaction pendant de longs mois, et notamment durant la conférence des ministres des Affaires étrangères à Moscou, en décembre 1945 et en janvier 1946. Ce n'est qu'après la conférence, lorsque des clameurs s'élevèrent chez nous, accusant Byrnes d'avoir vendu les Etats-Unis, lorsque, à l'appel d'hommes comme Vandenberg au Sénat, ou du chœur Hearst-Roy-Howard-Mc Cormick dans la presse, une campagne fut déclenchée avec le mot d'ordre : « Il faut être ferme avec la Russie! », que la cause de l'unité fut compromise.
Qu'avait donc fait Byrnes de si terrible à Moscou ? Il avait simplement envisagé la possibilité de placer la bombe atomique sous le contrôle des Nations-Unies. Car Byrnes était suffisamment lucide pour se rendre compte que rien ne pouvait susciter autant la méfiance à l'égard de l'Amérique, riche et puissante, dans l'esprit de nos alliés de guerre (qui devaient rester nos alliés dans la paix), que le fait que nous gardions le secret de l'arme la plus redoutable qui soit. Pourquoi agissions-nous ainsi ? Contre qui comptions-nous nous en servir ?
Eh bien, Byrnes a, semble-t-il, profité de la leçon. Deux mois plus tard, comme obéissant à une voix intérieure, il était prêt à mettre en application sa propre version de la formule « il faut être ferme avec la Russie ». Par une curieuse coïncidence, à une semaine de là, Winston Churchill qui avait combattu inlassablement depuis l'automne 1942, jusqu'à l'hiver 1943-1944 le plan du débarquement à l'ouest de l'Europe, et qui avait constamment réclamé que fût modifiée la stratégie des alliés afin d'amener nos troupes à traverser les massifs montagneux qu'il appelait sans rire « le bas-ventre vulnérable de l'Europe », prononça à Fulton, dans le Missouri, un discours qui constituait une attaque violente contre la Russie. Churchill s'était efforcé de déplacer le poids de l'offensive de façon à protéger les intérêts britanniques dans les Balkans et l'Europe centrale contre son allié russe, au risque de retarder la victoire. A Fulton, il lançait un ballon d'essai en vue d'une guerre ouverte contre son ancien allié. A l'époque où il proposait une alliance militaire anglo-américaine, il ne pouvait ignorer que les chefs de l'état-major interallié continuaient à se réunir régulièrement à Washington, bien que la guerre fût terminée depuis de longs mois, comme ils le font d'ailleurs encore.
L'effondrement progressif de cette unité des Trois Grands, qui est pourtant une nécessité vitale, a commencé en réalité dès avant la fin de la guerre. Trois mois avant la défaite de l'Allemagne, les ministres des Affaires étrangères et les ministres de la Guerre des Trois Grands commencèrent à faire la navette entre Londres, Washington et Moscou, rédigeant des mémorandums sur les conditions de la capitulation. Après quelques discussions, un projet fut enfin adopté. Un exemplaire de celui-ci fut envoyé au maréchal Joukov, à Moscou. Par contre le texte n'en fut communiqué au général Eisenhower à SHAEF, ni de Londres, ni de Washington. En fait, les termes de la capitulation employés par lui finalement avaient été rédigés par son chef d'état-major, le général Bedell-Smith, pour cette bonne raison qu'il ignorait l'existence d'un tel document. Faut-il s'étonner, dès lors, que les Soviets se soient sentis offensés ? Ou qu'ils en aient voulu aux Américains et aux Anglais de ne pas avoir retiré rapidement leurs troupes des territoires qui ne faisaient pas partie de leur zone d'occupation, ainsi que cela avait été convenu à Yalta ? Ou qu'au moment où j'écris ces lignes, ils soient blessés de voir que les forces d'occupation anglaises et américaines ne font aucun effort spécial pour exécuter le plan des réparations également établi à Yalta?
Tous ces événements ne pouvaient manquer de provoquer une réaction au Kremlin. Il ne fait pas de doute que, depuis la victoire en Europe, Staline et ses conseillers ont décidé que, puisque la désunion des Alliés va en s'accentuant, il leur faut au plus vite songer à consolider leur barrière pour parer à toute éventualité. Les rideaux de fer ne poussent pas tous seuls. Il y a toujours une raison à leur origine. Si un Churchill peut parler d'un rideau de fer en Europe, un Staline peut, de son côté, indiquer les raisons qui rendent ce rideau nécessaire. Malheureusement, la politique internationale étant ce qu'elle est, la logique est remplacée par des formules telles que : « N'en faites-vous pas autant ? » Dans mon effort pour découvrir les causes profondes de la situation critique actuelle, je ne vois que ceci : les Etats-Unis et la Grande-Bretagne ont été les premiers à brandir un poing ganté de fer et à abroger les décisions prises en commun.
Il faut noter aussi qu'au moment où, les armes s'étant tues, le monde se réorganisait, nous avons failli à notre tâche primordiale qui était de jouer le rôle de médiateur entre la Grande-Bretagne et l'Union Soviétique, seuls pays dont les intérêts de sécurité s'opposent aujourd'hui. Au lieu d'arbitrer ces différends, comme mon père s'est toujours efforcé de le faire, nous nous rangeâmes du côté de l'une des parties. Bien pis, nous ne nous plaçâmes pas aux côtés de l'Angleterre, nous nous plaçâmes derrière elle.
Ainsi, dans le cas tragique de la Grèce, quand les soldats britanniques, en dépit de la protestation ouverte du peuple anglais, tiraient de sang-froid sur les antifascistes grecs, nous nous rangeâmes derrière le Foreign Office en déclarant vraiment démocratique une élection qui n'était qu'une dérision. De même, en Turquie, nous favorisâmes les desseins des Anglais en amenant la Turquie, qui ne résistait d'ailleurs pas beaucoup, à s'opposer à toute demande soviétique tendant à établir un contrôle conjoint des Dardanelles. Géographiquement, deux pays contrôlent les Dardanelles : la Grèce et la Turquie. En soutenant les Anglais lorsqu'ils imposent des conditions antisoviétiques au sujet de ces détroits, dont l'importance est capitale, nous renions une fois de plus le principe de l'unité des Trois Grands.
Il y a aussi le cas de l'Iran. Là, on pourrait parler de comédie si la situation créée n'inspirait pas plutôt de l'amertume. Le Conseil de Sécurité des Nations-Unies — sans égard pour les désirs du gouvernement iranien, sous l'influence anglo-américaine — continuait de considérer le problème de l'Iran comme s'il représentait une menace sérieuse pour la paix. Le déroulement des faits fut très simple : la Grande-Bretagne gardait jalousement le contrôle de ses concessions de puits de pétrole dans le Sud de l'Iran dans la proportion de cinquante et un à quarante-neuf, la part du lion étant évidemment réservée au Lion britannique. Quand l'Union Soviétique se risqua à réclamer une part de cinquante-cinq our cent pour les concessions du Nord de l'Iran (il ne faut pas oublier que l'Iran est tout près des gisements de pétrole russes de Bakou), on assista, au Conseil de Sécurité de l'O.N.U., à une journée de débats antisoviétique sur cette question. Partout, aux Etats-Unis, les journalistes et les commentateurs s'accordaient pour déclarer que les Russes avaient des visées impérialistes, si bien que le public, à force de lire et d'entendre si souvent cette fausse présentation des faits, fut presque prêt à l'accepter.
Le cas de l'Iran n'est important que parce qu'il est significatif. Il montre qu'un petit groupe d'hommes décidés, à Londres et à Washington, s'applique à créer une atmosphère de haine de guerre contre les Russes, oubliant que ce sont les Russes qui ont supporté le choc de la puissance militaire du Reich, que ce sont eux aussi qui ont brisé cette puissance, démontrant une fois pour toutes leur importance dans la coalition pour la paix.
Si je parle avec une telle vivacité, c'est que j'ai acquis, dans une certaine mesure — très faible d'ailleurs — le droit de le faire, puisque j'ai travaillé et effectué des vols avec des hommes que la guerre a tués en trop grand nombre. Il n'est pas agréable de constater que, si peu de temps après, on a déjà oublié ce qu'ils avaient fait, par la faute d'hommes qu'on n'avait jamais vus, depuis Pearl-Harbour, là où ils auraient dû être. Il n'est pas agréable de constater que la voix qui se fait le mieux entendre aujourd'hui est celle de ce nouvel « internationaliste », de ce membre du Congrès aux yeux de qui l'internationalisme est une combinaison internationale destinée à faire éclater une troisième guerre mondiale contre l'un de nos alliés de la se guerre mondiale.
J'ai parlé tout à l'heure d'un « petit groupe d'hommes décidés » et j'ai ajouté qu'ils se trouvaient en partie à Washington. J'aurais dû peut-être m'exprimer d'une façon plus explicite. Je pense à des professionnels du Département d'Etat en qui mon père n'eut jamais confiance et parmi lesquels il faut comprendre ces hommes qu'on appelle à tort nos « experts » des affaires étrangères. Je pense à ces réactionnaires qu'on trouve dans les deux grands partis du Congrès, à ces hommes qui estiment plus important de décider de quel côté le pays devra se ranger à l'avenir, que de collaborer pour l'avenir. Je faisais allusion à nos champions de la « liberté de la presse », de cette presse qui lutte héroïquement pour la liberté de l'irresponsabilité ». Je pense à ceux qui vitupèrent le principe de l'unité des Trois Grands et qui proclament que le droit de veto est un « système vicieux »
Je pense aussi à ceux qui ont ramené notre politique étrangère au niveau de la bombe atomique, à ces militaires qui, soucieux seulement de leur carrière, sont prêts d'ores et déjà à condamner notre civilisation à périr sous une masse de décombres.
J'ai exprimé mon opinion en disant que la coutume et la tradition américaines s'opposent à ce que le destin de notre nation soit confié à des militaires. Ce n'est pas par pure coïncidence, j'en suis sûr, qu'il a été stipulé que le Président — civil par tradition — doit être le commandant en chef de l'armée et de la marine. Or, nous sommes bien obligés de constater que notre diplomatie d'après guerre est passée entre les mains des militaires. Je ne formule pas de critiques à l'égard de l'oeuvre accomplie par Marshall en Orient, pas plus qu'au sujet du général Bedell-Smith, à Moscou. Je ne nie pas non plus que l'amiral Leahy soit le meilleur conseiller qu'un président ait jamais eu en matière de diplomatie. Mais je veux souligner que des postes diplomatiques aussi importants devraient être confiés à des civils, qu'une démocratie pacifique comme les Etats-Unis d'Amérique ne devrait pas faire appel aux soldats pour l'informer et la diriger dans les affaires internationales. Les personnalités militaires devraient, lorsqu'elles entrent dans l'arène de la politique intérieure ou extérieure, se séparer d'abord complètement de l'armée et se retirer dans la vie civile.
Le danger d'une diplomatie militaire est évident. Les militaires commandent l'armée, et une armée n'est un facteur de progrès que dans la mesure où elle est l'instrument d'une politique étrangère de progrès. En conséquence, aucun homme, quelque compétent ou large d'esprit qu'il soit, ne devrait pouvoir contrôler à la fois la politique étrangère et l'armée. Le comportement de nos soldats à l'étranger apporte une preuve intéressante à l'appui de cette thèse. Aussi longtemps que les G.I.'s furent convaincus qu'ils contribuaient à gagner la guerre, dans l'ensemble, ils renonçaient joyeusement et presque sans murmurer — à de rares exceptions près — au plaisir et au confort de leur foyer, à la vie de famille, pour assumer la responsabilité de lutter et de vaincre. Aucune manifestation de G.I.'s réclamant leur retour au pays n'eut lieu avant la conférence de Potsdam, c'est-à-dire lorsque la démocratie semblait avoir encore — et avait effectivement — une tâche bien déterminée à remplir, puisqu'il s'agissait d'administrer un nid de fascisme conquis. Mais dès qu'il apparut que ce pour quoi ils avaient combattu — et avant tout la « paix pour de nombreuses générations », assurée au monde par l'accord des Trois Grands à Téhéran -- était en train de se perdre, la clameur qui s'éleva de Paris à Tokyo fut enregistrée très nettement à Washington.
Je tiens à souligner clairement que je ne suis pas opposé à l'idée de garder un nombre important d'Américains sous les armes. Au contraire, j'en suis partisan, à condition que cette armée soit employée comme élément des forces de sécurité prévues par la Charte des Nations Unies et que cette organisation soit basée sur le principe qui est à son origine, c'est-à-dire une unité toujours plus étroite des Trois Grands.
J'en arrive à cette question :
Que pouvons-nous faire, nous qui ne sommes pas simplement des membres du gouvernement des Etats-Unis d'Amérique, mais quelque chose de bien plus important, c'est-à-dire des citoyens américains ? Que pouvons-nous faire pour amener notre gouvernement à se remettre sur le chemin tracé par Franklin Roosevelt ?
Afin de répondre à cette question, je dois dire très brièvement quel enseignement j'ai tiré d'abord de l'histoire, puis de l'expérience de mon père en tant que Président. Les plus grands de nos Présidents furent ceux, j'en suis convaincu, qui comprirent et sentirent le mieux la volonté consciente et intelligente du peuple. Si Lincoln ne put signer l'Acte d'Emancipation abolissant l'esclavage que deux ans environ après le début de la guerre civile, ce n'est pas faute d'une pression des Etats du Nord, mais parce que cette pression ne fut pas suffisamment forte. Dans la démocratie américaine, il existe un lien entre le Président et le peuple, lien qui n'est pas toujours ce qu'il devrait être. Nous qui sommes souverains, nous citoyens américains, nous devons aider nos Présidents à être de grands Présidents. Si Franklin Roosevelt fut un grand Président, c'est principalement grâce à la parfaite compréhension du peuple américain pendant son séjour à la Maison Blanche.
Franklin et Elliott Roosevelt Elliott ROOSEVELT